éditions L’herbe qui tremble, 2020.
Aquarelles de Caroline François-Rubino.
Lecture d’Isabelle Lévesque
CHANSON DE TOILE Le titre de ce livre, Et je suis sur la terre, anticipe sur son aboutissement en affirmant la présence éveillée au monde. Parfois, pour pénétrer un lieu sacré, il faut traverser l’antichambre. Cette traversée ouvre sur la perception agrandie d’un espace qu’on aurait pu réduire. Ainsi s’offre à nous le livre de Sabine Dewulf. Un poème liminaire nous apprend que nous ne saurons pas toujours, au moment où nous le lirons, qui est en cause. Est-ce la poète narratrice ou le destinataire fragile des paroles qui ont traversé les années pour recoudre le présent au passé ? La quête d’un temps apaisé aboutira au constat du titre au présent agrandi d’une révélation, d’une sérénité et d’un équilibre. Et je suis sur la terre nous en offre la trace ineffaçable. Le livre s’organise en deux parties symétriques précédées d’un poème : « Plus d’une nuit ce rêve ». Jules Supervielle, dont Sabine Dewulf est une spécialiste reconnue1, affirmait à quel point le rêve peut être instrument plus que matériau pour le poème : « Je n’aime pas le rêve qui s’en va à la dérive (j’allais dire à la dérêve). Je cherche à en faire un rêve consistant, une sorte de figure de proue qui après avoir traversé les espaces et le temps intérieurs affronte les espaces et le temps du dehors – et pour lui le dehors, c’est la page blanche.2 » Et les poèmes, ici, constituent bien des « rêves consistants ». La poète écrit depuis un présent que le passé marque d’une « blessure initiale ». Lorsqu’elle ne se ferme pas, la « blessure initiale » garde en elle la forme pure de ce qui fut vécu : « au corps impossible absolument pierre », la construction inversée allie deux noms et un adjectif qualificatif métamorphosé en adverbe. Quelque chose a été scellé, la parole seule peut dénouer ce qui en son temps ne fut pas franchi. Une alliance possible se lit désormais : si les signes gravés dans la pierre peuvent être lus et devenir poème, les mots garderont intacte leur capacité à signifier et à reproduire dans les rythmes lents ou allongés des vers le destin interrompu d’un être et de sa présence perpétuée, du « berceau » à l’« horizon ». La première partie, « Sous la langue récit », est dédiée au petit frère, Denis, qui vécut moins de six mois et s’éteignit un 28 décembre, voici plus de quarante ans : « c’était encore le temps du solstice pour l’enfance de l’œil et la neige fourrure attente des fruits d’or soudain la maison hurle une pleureuse aux bras vides arpente l’espace orphelin lune seule ». L’angoisse, secrète et noire, conquiert le territoire du poème, espace intime et mystère reliés au cosmos. La faille révélée par le « berceau / au corps impossible » devient sur la feuille blanche un poème, « absolument pierre », intact. « foudroyée ta langue de lin et sa couture de silence ». Si les vers sont libres, on ne peut les dire standards : ce tercet se compose de deux octosyllabes. La grande musicalité de l’écriture de Sabine Dewulf naît d’une utilisation souple et variée de tous les mètres réguliers mêlés et reconstruits. Les alexandrins, extrêmement fréquents (« Ensemble ramassons des cailloux de clarté », ou encore « en lisière du jour tu appris d’autres souffles »), se complètent parfois d’hexasyllabes qui en étendent le rythme : « fluide jamais tu ne nuis et vogues sur la nuit sans un drap ni répit de ta fraîcheur plus vraie que printemps » . Deux hexasyllabes rimés peuvent faire un alexandrin : « tu glisses dans le clair les arbres laissent faire tes rubans tes rebonds » . Les assonances et allitérations, comme dans ce dernier vers, toute une musique et une rythmique créent le climat si particulier d’Et je suis sur la terre. Dans tout le livre, la voix chante. La « langue de lin » évoque-t-elle le linceul ou ces chansons de toile venues de la nuit si féconde du Moyen Âge ? Ce récit de la disparition sera limité : entre l’imparfait duratif, rassurant, synonyme de l’autrefois béni du conte et des « fruits d’or », « soudain » éclate au passé simple. Par l’adverbe, la dentale initiale du prénom de l’enfant, Denis, revient encore frapper les vers (« dénudé », « comment dire désert et graines de désordre »), révélant un désastre : « à peine as-tu reçu visage qu’il s’est enfui je garde la lumière de l’ange qui demeure tu es d’air et de larme et je suis sur la terre un feu neuf entre nous ». Voilà le titre du livre, deuxième hémistiche de l’alexandrin pris entre deux hexasyllabes. La conjonction « et » semble matérialiser ce qui sépare et unit l’enfant mort et sa grande sœur : il est explicité par le palindrome « feu neuf », preuve que le souffle peut s’inverser. La poésie répond-elle à la disparition par une naissance paradoxale ? « sur la scène l’oiseau brille inouï tu crois à l’agonie du chevalier au cor épuisé une barque alourdie de fantômes cherche la rose qui guérit de la mort ». Que chercher ? L’oiseau bleu de Maeterlinck ? Les trois cheveux d’or du Diable ? Nul besoin de « messe noire » ou d’alchimie pour comprendre que l’ailleurs est ici pour qui connaît « le revers du mystère ». Le poème est celui d’une quête inachevée, comme l’annonce ce couple d’alexandrins : « Il te reste à creuser dans la langue d’alliance un sentier plus curieux qu’un ruisseau de syllabes ». Dans la seconde partie, qui donne son titre au livre, « Et je suis sur la terre », la poète peut enfin dire « je » et expliquer à l’enfant : « Petit frère je te parle pour la première fois pour toi j’ai lâché le couteau ciseleur de formules un sentier d’air nous relie rebelle à la matière ». La rencontre au présent actuel consacre l’écriture, elle est le fil de lin ou d’or revenu dans la trame du temps. La poète naît en écrivant Et je suis sur la terre : il a fallu pour cela rompre un ordre ancien, une fatalité. Cette naissance est double puisque celui qui manque s’est inscrit dans les vers. La porte ou la fenêtre d’air peinte par Caroline François-Rubino figure cette aventure, comme le bleu omniprésent des aquarelles qui accompagnent ce livre, reliant ciel et terre : « quels nœuds forge donc vers le ciel ce lien qui regagne la terre ». On sait bien que la forge, c’est d’abord un feu qui soude, façonne et répare. Mais où se trouve la forge du poème et de sa voix ? « La lumière m’envisage nous irrigue fleuve du ciel en feu ». Quand la voix s’adresse au petit frère disparu : « Fraternel tu savais que je te reviendrais / de si loin », c’est la vivante qui se fait revenante. Le lien est alors manifeste entre les deux mondes, mais ici, sur terre. Le philosophe Jean-Louis Chrétien concluait ainsi son dernier livre : « C’est donc la fragilité seule qui forme la demeure de l’impérissable dans le monde. Seule la barque fragile de la voix humaine peut jeter son ancre dans le ciel. 3 » C’est bien cette voix humaine ancrée que nous entendons ici : « des voix renaissent sous les roches l’ouïe plus vaste que l’oubli ». Et je suis sur la terre, enfin éprouvé : résolution possible d’une traversée périlleuse dans laquelle le temps et la poésie deviennent alliés de résilience, « clef d’or » qui ouvre la porte sur un ultime poème, « [c]onscience pas à pas », dont le dernier mot ne peut être que « présence », une présence conquise. Isabelle Lévesque D.R. Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ____________________________ 1. Sabine Dewulf est la co-fondatrice de l’Association des Amis de Jules Supervielle à qui elle a consacré sa thèse de doctorat, éditée par les Éditions de l’Harmattan en 2001 : Jules Supervielle ou la connaissance poétique (2 tomes). 2. Jules Supervielle, « En songeant à un art poétique », Naissances (Gallimard, 1951). 3. Jean-Louis Chrétien, Fragilité (Les Éditions de Minuit, 2017). |
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