Éditions Gallimard, Collection blanche, 2019.
Lecture de Bernadette Engel-Roux
Extérieur monde ne sera pas le récit de plus, d’un voyage de plus à travers les steppes orientales, les déserts arabes, les vastitudes latines. Un temps d’arrêt plutôt. Un homme, un écrivain, et cela change les choses, et qui a passé le milieu du chemin de la vie, ici voyage autour de sa chambre. Aux murs et partout (on imagine) les livres lus, beaucoup relus, aimés, marqués de bleu comme la peau des femmes aimées. Et devant soi, des dizaines de carnets bourrés de papiers, couverts de notes, tenus au fil du temps, au cours des voyages, pour garder trace de ce qui eut tant de prix qu’on en voudrait aussi, par ces gribouillis, conserver le fantôme, la chair du monde qui fut aussi un peu la chair de soi, pour se prouver que cela fut vraiment à l’heure où l’on a tout perdu, si l’on venait à douter ? Pour se tenir compagnie aussi – on est si souvent seul. Et enfin la mémoire qui reflue, ramène, mêle sur la grève du présent – où l’on va seul – ses épaves, ses trésors, ses cadavres, ses reliques et qui comme elle (la mémoire) sait le faire merveilleusement, les noie dans sa brume, les trouble, les rend de nouveau infiniment désirables — mais on ne tend jamais les bras que vers une Ombre, simillima somno. Entre ces trois points cardinaux : les livres, les carnets, la mémoire, un homme, un écrivain, piétine et ne s’apaisera que s’il parvient à faire de tout cela un autre livre — celui que nous tenons dans nos mains — à cette heure il n’en est pas sûr, ni de quelle forme il aura, ni s’il aura forme. Mémoires, non, rien moins que l’aura d’un siècle autour de soi, à la manière du Vicomte. Recherche, non, ce ne sera pas cette cathédrale du Temps perdu et retrouvé, de si admirable architecture, aux chapelles si ouvragées — on n’est pas esthète à ce point, ni reclus en sa chambre enliégée : le monde est trop beau dehors. Ni confessions : « je n’ai aucun goût pour ». Ni Je me souviens, ni Choses vues, malgré et pour l’admiration émue qu’on en a. Digressions, c’est certain. Mais pas en titre, ce qui indiquerait une méthode, un procédé. C’est le monde qu’il faut indiquer, quand il y a eu cette « curiosité » avide (l’une des raisons, mais pas seulement) qui a poussé dehors celui qui écrit. C’est une démarche digressive qui a conduit les pas, qui conduira ce livre, s’il se fait : « Je digresse, c’est ainsi que j’avance ». Mais pas « à sauts et à gambades ». On a perdu l’allégresse du cavalier de la pensée, on n’en a pas le génie. Embardées, bifurcations : « Les verres de vin du Chili me font bifurquer vers Chicago » — la mémoire comme ce Jardin aux sentiers qui bifurquent : docilité à ses reflux imprévisibles ses marées noires parfois, à ses remous, à ses dépôts qu’elle remportera — donnent lieu à ces séquences inégales en quantité dont la succession est la seule composition de ce livre non composé. On pourrait faire le relevé des incipit de chacune des séquences. Tous font lever des flots un visage un corps (une femme aimée, un ami), un paysage (ville, port, désert), une page de livre, et même une Bibliothèque. Tous sont Choses vues, senties, vécues surtout, et intensément. Mais filtrées par le temps qui a passé, ramenées avec le flou (« ce bougé fait partie du fatras de ma mémoire ») de la mémoire affective qui n’est pas celle de l’ordinateur, accrochées par l’hameçon d’un mot, d’un nom, d’un prénom. À l’entrée des portes cimmériennes, un homme les convoque pour les poser dans les mots de la langue. Une nekuia. Un boutre, un ferry-boat, un tarmac, une Toyota, un bimoteur (en attendant la barque de Charon)… on ne monte jamais que sur les embarcations qu’approche la mémoire. Chaque incipit est un embarquement pour le lecteur, peut-être un débarquement pour celui qui écrit et qui repose, illusoirement, le pied sur une plage, une piste, un seuil, un quai : « Je me souviens d’un voyage avec elle dans ce petit train qui longe le Tage… ». Il s’avance dans les salles et les jardins de brume d’un Château de Laze. Chaque incipit ouvre une station, une stase, ce livre pourrait n’avoir pas de fin. Il n’est fait que de l’accueil et de la saisie incertaine, douloureuse parfois, d’Ombres de corps et d’Ombres de lieux, oui, semblables au songe. La plupart des livres de Rolin sont ainsi composés, ou plutôt non composés ; ils s’écrivent dans un mouvement spiralé, tournoyant, parfois vertigineux (L’Invention du monde, Tigre en papier), révolutionnaire, au sens cosmique (Jean-Christophe Bailly a parlé de vortex) mais qui ramène toujours au noyau éclaté de l’homme qui a vécu ce qu’il écrit tout en ayant fixé quelquefois des centres géographiques à ses divagations : le Luxembourg est, avec un autre « lieu maritime », « l’autre foyer de mes orbites désordonnées ». Alors, se laisser surprendre par les embardées de la mémoire, recueillir pieusement (il y a beaucoup de la pietas antique dans ce livre, qu’on me pardonne de le sentir ainsi) ce qu’elle dépose sur les grèves, en ressaisir par les mots quelques fragments, leur redonner cette vie simulacre que confère l’écriture mais qui grise tout de même et apaise : Da quietud al alma, « comme disait Don Luis » quand tout vient à faillir. L’écriture (graphie et texte) est peut-être l’une des rares choses qui s’affermissent avec le temps : « tout ne se déglingue donc pas à mesure qu’on vieillit ». L’homme dans sa chambre, l’écrivain avec ses mots, s’arrête et prend la mesure du temps : en amont, le temps qui a passé (humble suggestion : Extérieur monde, moins un récit de voyages-paysages qu’un livre du Temps…), en aval, le temps qui reste. L’inégale balance emplit de mélancolie (la mélancolie est la couleur de ce livre, autre impression personnelle). C’est la conscience aiguë de cette balance irréversible qui est l’« une des mesures du temps qui passe, qu’on nomme désormais : le temps qui reste ». Non qu’on s’afflige tant de devoir quitter la place, vider les lieux, il faudra bien (Montaigne et Ronsard l’ont bien su et dit), mais parce que « ces minutes heureuses… blotti dans tes genoux », ces pays abandonnés loin en arrière, c’est la beauté même de la vie, et que tout ce passé amont a fait ce que nous sommes : « Nous sommes tout tramés de passé, qui est aussi la matière même de la littérature ». En pause un moment, le temps d’écrire ce livre imprévisible, l’homme entreprend le « déballage », vide son sac. Il en tombe des morts, il en tombe du pain, comme de l’armoire de Guillevic : « cartes postales, timbres, feuilles séchées, tickets de métro ou de bus… », éclats de plâtre… tous billets d’entrée aux vastes salles du passé. Chacune de ces miettes « libère une bribe d’histoire ». Mais tant de ceux avec qui il a vécu ces histoires sont morts. Le plus atroce des dons du temps qui passe est la mort qui a emporté tant d’amis. À un moment du livre, le « pius poeta » dresse un obituaire bouleversant. C’est le nom prononcé trois fois selon le rite qui ouvre la convocation des morts. Les amis sont appelés dans leurs beaux prénoms de vifs. Le plus connu est « Bob, le faune de Verdier dont j’ai appris la mort un jour de neige et de solitude, à Moscou ». À Serge qui est en train de mourir, l’offrande d’une trentaine de pages. Ici s’ouvre une séquence magnifique, non : sublime. On peut pleurer à la lire. Le temps qui a passé a pu effacer les êtres aimés et jusqu’aux « violentes émotions » qu’ils ont causées, « mais non l’ombre qu’est leur souvenir ». Extérieur monde est aussi un livre d’Ombres. « Car l’amour aussi s’en va », « comme cette eau courante ». C’est souvent le ton, presque le timbre d’Apollinaire, celui de « Zone », qu’on y entend. Avec cette façon de s’y parler à la deuxième personne (Michaux aussi, moins de mélancolie, plus de dérision) pour se mettre à distance. Nostalgie pour le ton, mélancolie pour la couleur, le tout revendiqué : « Je suis, au sens strict, un nostalgique », quand de jeunes abrutis, « maniaques d’un présent frelaté ont fourré dans les petites têtes d’aujourd’hui que ce sentiment qui est celui d’Ulysse, l’inventeur du nostos, était une maladie honteuse ». Critique acerbe ponctuée de cette confession amère et triste infiniment : « je n’ai pas d’Ithaque, aucune Pénélope, et ce retour est sans fin ». La mort n’a tout de même pas tout pris, pas encore à cette heure. Le temps qui passe a abandonné quelques vestiges. Les villes, les sites, résistent mieux que notre chair périssable. « Le port de Souakim, au Soudan » n’avait pas changé. Mais quels spectacles étonnants elles/ils offrent quelquefois ! « La forme d’une ville change plus vite, hélas… ». Même lorsqu’il arrive que pour tel lieu, ce soit mieux maintenant, l’écrivain garde la nostalgie de ce qu’il a connu. Et combien plus pour les amis ! Les retrouvailles avec eux, vingt ans, trente après — et c’est presque toujours pour les obsèques de l’un ou l’autre, occasion de se dire : à bientôt mon tour — c’est presque toujours la soirée chez les Guermantes. Mais… mais il y a les femmes. Les femmes sont le miracle du monde. Il y a des moments, rarissimes d’accord, vraiment heureux, des « capsules » de bonheur pur, fût-ce au prix « d’une opération d’optique magique ». « Vieil amoureux mélancolique », soit, mais Rolin est un amoureux fou des femmes. Pas une seule des Très Aimées ne revient vieille. Dans les pages de l’amant qui écrit, elles ont toutes la jeunesse éternelle. Ou alors, si une deuxième rencontre a lieu, c’est qu’un dieu protège telle amante d’autrefois. « J’avais peur que nous ne nous reconnaissions pas, une trentaine d’années avaient passé ». Et voici le miracle, le don des dieux : « Elle m’attendait, et c’était la même ». Joie. Joie. Pleurs de joie. « Elle était si environnée d’images d’autrefois que je la voyais à travers elles, le passé en quelque sorte l’enveloppait... » . La page est à lire, absolument. Belle à pleurer, comme cette femme. Sur soi-même, aucune nuée ou pluie divine qui fasse élixir ou bain de jouvence. Constat général de délabrement : usé, vieilli, gris, ce ne sera jamais un portrait en gloire. Chez les Guermantes, on imagine sans mal ce que les autres voient de soi. Pour lui-même, Rolin est sans complaisance. « Deux jeunes, à Shanghai, m’ont offert leur place dans le métro. Il faut s’y faire »... ou alors, choisit la dérision : « Ulysse au petit pied ». Enfin, la discrétion des descriptions de soi ne tient pas au désir de passer sous silence le délabrement, mais à la pudeur. Il y a tellement mieux à dire. Si portrait il y a, alors ce sera un portrait en creux. Une image revient : « celle d’un jeune ramendeur de poteries, en Égypte, à Saqqara ». De tessons épars. « À la fin de la journée, il pouvait avoir reconstitué un vase canope » … « C’est le même genre de travail que j’entreprends : rabouter, coller des dizaines d’éclats de souvenirs, en recomposer un vase imparfait, fracturé, dont je ne serai que le vide central ». Les mille détails « d’immenses paysages parcourus maintes fois en train » sont les mille détails adorables de notre terre de vivants, mais ils servent aussi de toile de fond au reflet d’un visage sur la vitre, ils recomposent un portrait par défaut : « comme si tu n’étais pas autre chose que le dessin vide où passent ces arbres, ces baraques, ces marécages, ces fleuves… un portrait de l’artiste en globe terrestre », en quelque sorte. Le « soi » n’est fait que de ce matériau qu’est le monde et que sont les autres. « Une vie n’est pas que sa propre petite vie individuelle […] elle est faite de ces innombrables rencontres […] Ces autres vies ont à petits coups forgé la tienne ». Bien modeste portrait de soi que ce portrait en creux. Que confortent les lignes de El Hacedor de Borges, mises en exergue. On en revient au point de départ. Les êtres aimés, les carnets de notes et les livres lus, les paysages du monde, c’est de tout cela que se compose ce que « je » suis. Rien de moins qu’une glorieuse monade. « Chacun a déposé en moi quelque chose que je ne saurais pas nommer, pas une “leçon”, certainement pas, plutôt une très mince pellicule, de savoir, d’émotion, de rêve, et toutes ensemble ont composé à la fin ma vieille écaille jaspée de tortue marine… Chacun fait, sans le savoir, partie de mon immense famille. » On se souvient de … « pas d’Ithaque, aucune Pénélope »… Rien de moins, donc, que le prestigieux rejeton d’une lignée généalogique, non, mais la ramification infime et infinie d’une immense famille. Et c’est beaucoup plus beau de « se » voir ainsi. Cela interdit le désespoir. Extérieur monde peut avoir par moments le ton d’une affligeante mise au point, d’un bilan négatif. Ce serait peut-être mal lire. Il y a une énergie interne qu’on voudrait dire « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles », et dans les dernières pages un vrai coup de fouet, une rébellion qui les dynamise. Extérieur monde n’est pas un livre morose ou funèbre. « Testamentaire, et quoi encore ? On ne baisse pas le rideau, jamais de la vie ! » De la vie, c’est le mot. Vivre est une chose stupéfiante, un don merveilleux qui mérite gratitude. Dum spiro spero. « Ces carnets ne seront pas les derniers, c’est donc décidé. » Non que l’œuvre importe plus que la vie, comme pour Proust. Il importe de vivre sans que cela soit porté par aucune foi. Il faut croire en l’amour pour tout ce qu’il a donné, l’amour qui rend pourtant « cinglé » : « le moindre moment d’un bonheur souhaité… », dans la version Rolin : quand « on ne souffre même plus, quel ennui ! ». Il faut croire à tout ce que les livres des grands autres nous ont donné, cette richesse des plus belles pages lues, relues, apprises par le cœur. Il faut croire en la beauté vertigineuse du monde : « Le monde est tout de même un objet assez vaste et bigarré, qui mérite qu’on y aille voir ». Certes, on ne part pas toujours de gaîté de cœur et sans doute y a-t-il eu souvent au principe des départs « une envie de disparaître ». « Quelque chose…comme s’estomper, s’effacer », « une esquive mélancolique ». Mais pas seulement. Partout le monde a déployé son extérieur fastueux, misérable, insolite, éblouissant, fascinant, « spectacle somptueux ». Si vieux, usé, désabusé soit celui qui y a roulé sa bosse, écrit ce livre, il lui reste au cœur « la curiosité », « plus élémentaire encore, plus enfantin, le désir de voir ». Et le désir d’entendre, ici, là-bas, partout la polyphonie du monde dont le Jardin du Luxembourg répercute les échos : « Toutes les langues du monde tournent et se mélangent autour du bassin, dans un poudroiement de poussière dorée, se nouent un bref moment et se dénouent. Toutes les langues que j’aime à l’égal de la mienne, qui sont les voix multiples du monde, que j’aimerais tant parler comme je parle la mienne ». Le monde aussi comme une vaste langue sonore. Alors, dans les dernières lignes du livre, après l’aveu bouleversant : « Désemparé soudain, seul », ce coup de fouet : |
OLIVIER ROLIN Source. Ph. Isabelle Rimbert. Tous droits réservés. ■ Voir aussi ▼ → (sur En attendant Nadeau) « Portrait de l’artiste en globe terrestre » (une lecture d’Extérieur nuit, par Norbert Czarny |
Retour au répertoire du numéro de février 2020
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.