Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa
Jacques André éditeur, collection Poésie XXI N° 58,
2020. Préface de Xavier Bordes.
Lecture d’Angèle Paoli
L’AMOUR PLUS FORT QUE LA MORT ?
Le petit port de pêche d’Onagawa porte secrètement en lui, dans l’arrondi d’une voyelle, les eaux furibondes qui l’ont anéanti. Les eaux d’Onagawa. Onagawa celait pourtant en elle les promesses du printemps même si les derniers signes de l’hiver hésitaient encore à se dissoudre dans les brumes.
Les signes avant-coureurs de la féerie printanière couvent. Le chant d’Onagawa rythme le premier poème. On pourrait se laisser prendre par la beauté de ces images évocatrices du Japon traditionnel si le titre du recueil de Marilyne Bertoncini – La Noyée d’Onagawa – ne venait faire obstacle à l’apparente sérénité de ces images millénaires. Dès la deuxième page de titre (celle qui précède la page d’incipit), l’éventuelle ambiguïté est levée, la poète annonçant qu’il s’agit là d’une « rêverie poétique inspirée d’une dépêche de l’AFP. »
Le réel va donc faire irruption. Comment la poète va-t-elle parvenir à concilier ce que tout oppose ? Sous le beau chant initial d’Onagawa va poindre La Catastrophe. Parmi les milliers de morts emportés par le tsunami, Marilyne Bertoncini exhume l’ombre de Yuko. L’inconnue d’hier rassemble dans sa silhouette fugace tous les noyés d’Onagawa. Elle devient la figure mythique de la tragédie. La roue vient de tourner. Les prémices du printemps sont brutalement englouties sous les coups de butoir du séisme. Un séisme d’une telle violence qu’il déclenche le même jour la catastrophe nucléaire de Fukushima. Le monstre Océan en furie avale tout sur son passage.
La poète s’attache à reconstituer le fil des événements, mettant en relief les faits et les moments les plus marquants. Un récit prend forme dans une temporalité anéantie, laquelle fait passer de la vie à la mort en un temps foudroyant ; la rêverie de la poète réunit temps et espace stratifiés pour l’éternité dans une même coquille. Un rapide retour en arrière sur elle-même lui permet de se remémorer ce que fut pour elle cette journée-là. Quels en furent les jalons depuis le jour naissant jusqu’à la fin du jour ? Son œil de photographe/cinéaste s’arrête sur les lignes, opère un cadrage sur les formes. Au « triangle des grues dans leur vol printanier » d’Onagawa répondent « les grues avant la gare » qui « engloutissent/le ciel » de Villefranche. À cet autre vers concernant Onagawa – « et l’attente rose des pétales fleurissait les nuages » – répond en simultané « une petite chaîne de nuages gris-bleu à l’horizon d’où suinte l’ocre-rose du matin ». Des correspondances très fines s’établissent d’un bout du monde à l’autre. On pourrait relever bien d’autres exemples qui se font écho aux extrémités du globe. Bruits et rumeurs, couleurs et lumière, oiseaux et flore… Le regard clairvoyant de la poète s’attache aux moindres détails qui habitent l’instant. Le temps s’écoule sur la Côte d’Azur et porte en lui les signes d’un obstacle. « Les barres d’immeubles », et tout ce qui alentour contribue à engloutir le ciel, sont-ils la marque insoupçonnée de ce qui se produit au même instant de l’autre côté de l’océan ?
Si je m’attarde autant sur ce poème (qui met en évidence une concomitance temporelle – le temps de la poète et celui de la « noyée d’Onagawa »), c’est que cette réflexion sur le temps se coule à merveille dans ma propre sensibilité. Elle me renvoie notamment au très beau roman de Laurent Mauvignier Autour du monde. Même si le traitement diffère – mais aussi l’écriture –, je ne peux m’empêcher de me poser à nouveau la question du « où étions-nous ce jour-là ? » « Que faisions-nous ? » Mais aussi : « Comment rendre compte de cette concomitance ? Comment la dire ? Et quelle nécessité y a-t-il à la dire ? ».
Sans nul doute, la poète a été durement ébranlée par le récit de cette tragédie. Traumatisée peut-être. D’où la nécessité pour elle de s’approprier celle-ci par l’écriture. D’accueillir dans son cimetière intérieur Yuko et ses semblables. De l’intérioriser. En réintégrant les étapes du récit qui la constituent. Car il y a un récit dans cette « rêverie poétique ». Un récit qui s’appuie sur des faits inexorables.
Ainsi La Catastrophe d’Onagawa s’inscrit-elle dans une réalité géographique dénommée avec soin : « un petit port de pêche sur la côte orientale /du Japon – préfecture de Miyagi… ». Elle s’inscrit aussi dans une temporalité précise. « C’était un vendredi, ce onze mars 2011… ». En un moment chronométriquement identifié : « 14h46 minutes 23 secondes. » Plus loin est indiquée nommément la force du « séisme d’intensité neuf point un sur l’échelle de Richter ». Vient aussi l’ultime message que Yuko adresse à son mari depuis son téléphone portable. Message de terreur devant la mort qui arrive au galop et qui tient en deux mots : « Tsunami énorme ». Un portable « relique » qui parvient à son mari trois ans après le raz-de-marée ; « une moderne/bouteille à la mer », rescapée du naufrage. Tout ce qui subsiste de Yuko dont l’histoire est comme le dernier témoignage de tant d’autres disparitions anonymes, englouties et anéanties sans laisser de traces autres que celles de décombres mêlés aux décombres. Dans son avidité monstrueuse, la mer tentaculaire a tout arraché sur son passage, elle a fusionné les éléments, les a broyés et malaxés pour en faire une pâte immonde. Plus rien n’a de forme. Tout est sens dessus dessous. Le chaos règne en maitre :
« plus rien ne distingue
fluide vivant ou minéral ».
De ce bouleversement de « noire Apocalypse », la poète rend compte, qui imagine « les blêmes corps des noyés de pleine terre », « à la dérive dans l’eau froide ». Trois ans plus tard persistent les visions d’un broiement qui a dissipé les frontières du réel, créant un gigantesque fatras de terre d’épaves de ciment.
Au sein de ce chaos un homme attend. Qui espère retrouver le corps de Yuko. C’est Yasuo. Il s’est lancé dans une quête éperdue. Il espère retrouver sa femme au fond des eaux glacées d’Onagawa. C’est là qu’il la cherche, « évanescente comme / le blanc fantôme d’Oyuki », parmi les enchevêtrements des algues et « les carcasses rouillées d’improbables vestiges », fouillant et écumant les fonds marins d’Onagawa. Obstination insensée que celle de l’époux ? Peut-être. Mais Yuko, avant d’être emportée du toit où elle s’était réfugiée, s’était écriée : « je veux rentrer chez nous ». Et Yasuo, nouvel Orphée, n’a de cesse que de soustraire la « noyée » de son « enfer marin ». L’amour plus fort que la mort ? C’est ce que laisse entrevoir le très émouvant recueil de Marilyne Bertoncini.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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