Anne Emmanuelle Volterra, Scènes d’Hiroshima,
éditions LansKine, 2018.
Prix Louise-Labé 2019.
Lecture d’Angèle Paoli
D’HIROSHIMA À EURYDICE
LES LENDEMAINS DE « LA FLEUR MORTELLE »
Alternance de textes en prose et de poèmes répartis en cinq sections, Scènes d’Hiroshima apparaît à première vue comme ce que le recueil ne sera pas : un ouvrage où se dirait la chronique d’événements connus revisités par le regard de la poète.
Au fil de ma lecture, j’y ai perçu comme une entreprise personnelle de déconstruction et de « reconstitutions ». Tant de visages que de faits et de formes. Ainsi, dès le texte d’ouverture de la première section, « Visages au jardin I », la poète aborde-t-elle sans préalable ni prérequis lieux et temps indéterminés, pris in medias res, dans une sorte d’ébauche où cohabitent des attitudes figées et « d’insouciants visages ». Saisis dans une atmosphère faussement détendue. Le tout, brossé sous « la menace de sauvagerie, du ravage de la beauté », se dit en cinq phrases. Voilà pour les prémices, celles qui, précisément, donnent d’emblée le ton.
Hormis le titre du recueil et trois intertitres – « Visages d’Hiroshima I » / « Visages d’Hiroshima II » / « Appendice : Cycle d’Hiroshima » (entre lesquels s’intercalent « Histoire et tragédies » et « Estampes ») –, il faut attendre le quatrième poème de la quatrième section (« Estampes ») pour mettre au jour la première occurrence du nom d’Hiroshima. Encore le toponyme apparaît-il accolé à d’autres noms de villes : « hiroshima vienne berlin paris ». Le Japon pourtant affleure. En attestent quelques mots évocateurs de « l’empire japonais » : « estampes » ; « rizières » ; « kimonos et yukatas ». Ainsi que deux noms propres, deux potamonymes (deux noms de fleuves) : Ōta et Sumida. Le premier fleuve traverse Hiroshima, le second Tokyo.
En dépit des touches allusives disséminées dans les poèmes – univers floral des parcs et jardins ou motifs ayant trait à la guerre nucléaire –, Hiroshima se dérobe à notre regard et les scènes qui se déroulent sous nos yeux ne sont pas celles auxquelles nous aurions pu nous attendre. Dans un étrange kaléidoscope se font et se défont d’autres paysages, d’autres visages. Figurines et bustes « inconnaissables », exhumés sous les décombres :
« les têtes ne peuvent émerger du socle qu’au prix d’efforts incertains
par extraction du gazon, figures de jeunes enfants
à côté d’une verrière où se côtoient par artifice
Des espèces rares… » ( in « Visages au jardin III [botanique] »).
L’ensemble pourrait faire songer à une suite de tableautins, natures mortes et autoportraits, traités comme des collages ou à la manière des peintres cubistes :
« L’os du nez scinde la chambre en mausolées de taille égale »
ou encore à des photos recadrées ; avec inserts et gros plans.
Ainsi dans « Autoportrait I [joue et vitre] » :
« la vitre absorbe l’apparence de la joue
s’y reflétant découvre sa texture [infidèle et trompeuse]
Mais vibre dans l’os ».
Il se pourrait aussi que ces variations, reconstitutions et recompositions envisagées sous différents angles de vue, participent de l’impossibilité à vraiment cerner la tragédie d’Hiroshima. Aussi faut-il mieux renoncer à chercher ou à attendre la moindre évocation historique de ce que fut cette tragédie. Sans doute parce qu’une tragédie d’une telle ampleur résiste à toute emprise/entreprise narrative. La poète se heurte donc à « l’impossible narration ». Comment dès lors écrire Hiroshima ? Comment écrire poétiquement Hiroshima ? L’approche que tente ici la poète est une approche personnelle et particulièrement originale, même si elle peut sembler déconcertante, grâce à un jeu alterné entre dicible – le vécu, le connu – et indicible – l’Histoire, le passé. « 1945 dans les livres d’Histoire traîne »… Comment surmonter « l’échec descriptif » ? Comment s’y prendre pour éviter la linéarité ? En « commençant par la décomposition du tout », écrit Anne Emmanuelle Volterra dans « Visage au parc II » ( in « Visages d’Hiroshima II »).
Cette conviction établie, la poète ne peut que se livrer au démontage du puzzle, lequel est composé de multiples pièces en corrélation ou non avec Hiroshima. Ainsi écrit-elle :
« il ne fut jamais question entre nous
de l’assemblage des pièces »
ou encore :
« Non, décidément
les langueurs du soir s’opposaient
à l’assemblage des pièces
qui aurait expliqué le largage de la bombe ».
Car, ce qui intéresse la poète, c’est d’envisager/discerner les « relations des formes entre elles ».
De sorte que s’organisent des scènes énigmatiques, en porte-à-faux les unes par rapport aux autres. Déconstruire pour reconstruire. Autrement. En juxtaposant des lieux et des temps qui se superposent et s’emboîtent selon une ordonnance ou une distribution propres à la jeune poète. Ainsi du poème VI de la section « Histoire et tragédies » :
« À Ravenne l’heure était aux intrigues de fin d’époque
aux amants
aux spectacles
aux rêveries d’anciennes mosaïques
Pompéiennes
[…]
Nous voyions sous la poussière
des portraits de dieux ou des pans de murs
romains
Les corps disparus
devant la banque du Japon
Nous bien vivants
(le tapage d’un attroupement
en bas de l’immeuble) ».
Ou, en mettant dans le même registre événements et non-événements. Non-événements qu’il s’agit de « débusquer » : « (toilette du matin ; pas sur les quais ; miettes ; moineaux) ».
Ou encore, en disséminant dans des scènes en apparence insouciantes et/ou désinvoltes des allusions au désastre annoncé. Ou en voie de réalisation. En modifiant la perspective. En mettant l’accent sur une semblance de silence ou en attirant l’attention sur les diverses stratégies de diversion que tout un chacun met en place pour échapper à son propre aveuglement. Ou à son angoisse.
Ainsi du poème V d’« Histoire et tragédies » :
« Lors des grandes évacuations
du printemps, nous sacrifiâmes
à la routine, aux tâches administratives
au recensement de nos biens
Nous éprouvions pour les objets la détestation
et l’affection qu’on voue d’ordinaire aux morts
ils se refusaient au transport ; les coffres
en débordaient
des voix criaient : « Qu’on les jette ! »
Il aurait fallu les abandonner aux mouches
pour mieux fuir
mais s’accrochaient les parasites les bains
les repas, le chemin entre la maison et l’épicerie
et d’autres vieilles habitudes ».
À ce poème qui pourrait évoquer des tragédies similaires à celles d’Hiroshima répondent comme en échos assourdis les poèmes d’« Estampes » qui évoquent de manière feutrée l’après-Hiroshima :
« un monde dont les couleurs ont passé
ne laissant à nos jours qu’un trait de stylet
[…]
nous avons pourtant survécu et repeuplé
les ombres des cerisiers
hiroshima vienne berlin paris
redevenues de sublimes broderies
(scènes de liesse sur la Sumida
des musiciennes jouent du luth
dans l’atmosphère clandestine d’une ancienne confiserie
où nous avions nos habitudes)
aux motifs
de rues, de monuments » ( in « Estampes », IV)
On pourrait se croire un instant rasséréné par un retour à la vie insouciante si l’ouvrage ne s’achevait pas par les cinq magnifiques poèmes de la section « Appendice : Cycle d’Hiroshima. » Où l’on renoue non seulement avec les poisons versés par « la Fleur mortelle », mais aussi avec le retour sur la scène des « maîtres | D’humeur à jouer | Et détruire encore » (III).
Il ne subsiste de la ville que les flammes qui la ravagent. Et des passants en fuite qu’accompagne leur ombre portée fossilisée, projetée sur les murs de béton. Ces passants ne se retourneront pas. Eurydice — intitulé du dernier poème — se consumera jusqu’à son dernier souffle sans qu’aucun regard ne s’attache à elle.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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