DANS L’ŒIL DU GRECO
Du voyant au visible : la déhiscence
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À l’occasion de la rétrospective consacrée au Greco (1541-1614), à Paris, au Grand Palais, jusqu’au 10 février 2020, je voudrais ici partager une « méditation » sur son œuvre. Que l’on découvre ou que l’on redécouvre les tableaux du Greco, il y va toujours d’une « première fois », d’un événement crucial. Quelque chose d’unique, d’inimitable a lieu. S’il est difficile de le nommer, c’est peut-être parce qu’il relève davantage d’un vécu d’expérience. Mais quel est-il au juste ? Comment le signifier ?
Regarder un tableau du Greco, c’est peut-être répondre au fond de soi à un appel : celui d’une rencontre avec cet autre que la toile vient nous faire reconnaître et désirer. Par l’intermédiaire de l’œuvre peint, un passage de lumière se fraie : une présence se fait sentir au plus intime de soi. Mais pour la laisser être, ne faut-il pas soi-même se retirer, et ainsi accepter de renoncer à ses propres lumières ? Car s’il est un lieu où ce tableau habite, c’est peut-être dans celui d’un regard recueilli, attentif à la vibration de l’image, à ce fin tremblement qui se refuse à l’appropriation, et requiert un retrait, un détachement des images. En laissant venir à soi le tableau, en faisant place, nous rendons possible l’événement esthétique, nous risquons sa « visitation ». Alors peut avoir lieu une rencontre, un dialogue sans fin avec l’œuvre peint. Au plus intime de notre attention, nous pouvons entendre son silence respirer dans une symphonie de couleurs, dans une subtile vibration de valeurs où la vie devient promesse immense.
1. L’épreuve de l’attention
Regarder un tableau du Greco c’est aller à la rencontre d’un monde où formes et couleurs s’entr’appellent et se répondent dans la correspondance des ombres et des lumières, dans le flamboiement des corps, dans le tremblement de la vie qui semble encore vibrer sous le pinceau. C’est peut-être ce qui fait le caractère unique et éternel de cet œuvre peint. Mais cette éternité ne renvoie ni à un ailleurs, ni à une temporalité hors sol, ou fantasmée ; elle n’a rien non plus d’une immortalité. Elle est au contraire infiniment proche et présente, enracinée dans l’instant précaire. Pour le dire autrement, elle est incarnée. Comment faut-il entendre cette « éternité incarnée » du tableau ? S’il est difficile de la décrire, nous tenterons de l’approcher. Selon nous, elle est un quelque chose sur le point de se dire, d’exister – quelque chose que nous nous proposons d’appeler déhiscence. Par là nous entendons une image qui borderait le regard sans que ce dernier puisse l’épuiser, une image qui délimiterait un seuil infranchissable. Mais que dire de cette image qui maintient la distance, qui tient à son retrait ? Si d’un côté elle suscite notre imagination, d’un autre elle s’y refuse comme si cette imagination l’obstruait. L’exigence de cette image est double : esthétique et éthique, elle semble toujours chercher sa propre « libération », c’est-à-dire à opérer se détacher des catégories qui l’ont historiquement normée. Quelle est alors l’autre fin que redécouvre l’image ? En quoi ce retrait ou ce détachement comme « désappropriation » rend-il possible une autre interprétation de l’image dans les tableaux du Greco ?
— Une donation par le retrait
Entre le voyant et le visible un lien se tisse, une relation se noue : elle est de l’ordre d’une force créatrice continuée ; elle passe par un regard, un silence, une attention. C’est toute la qualité de sa présence qui est en jeu ici, c’est-à-dire la densité d’être ici et maintenant, d’habiter réellement cet espace-temps, sans chercher à s’en évader. Autrement dit, il y va de cet état de vigile comme d’un acte de donation de soi : être présent comme on se fait présent, offrande à la toile, à sa voix intérieure, à son silence. Aussi le tableau du Greco nous invite-t-il à entrer en présence comme on entre en échange, en mutuelle écoute. L’appel se déploie dans la réponse et accomplit en elle son existence. Le visible n’est pas masqué, il est retrouvé, comme l’éternité chez Rimbaud et Marguerite Yourcenar : une éternité qui donne au temps son épaisseur, sa chair. Pour le dire autrement, cette éternité se noue dans l’attention à l’instant, dans la qualité d’une présence qui n’en finit pas de réactualiser sa puissance d’être, de chercher sa « verticalité » dans une attention toujours plus aiguisée, et par voie de conséquence toujours plus épurée. Quelque chose doit s’évider comme si nous devions nous délester d’un poids, nous « désencombrer », afin d’être plus authentiquement attentif. Mais en quel sens cette authenticité implique-t-elle un retrait ?
Regarder un tableau du Greco exige une certaine temporalité, un espace-temps où du voyant au visible une relation se tisse, une déhiscence s’opère. Cette exigence requiert elle-même la qualité d’une attention. Et celle-ci implique tout à la fois l’épreuve d’un dessaisissement de ses représentations et celle d’un consentement à revenir à l’image qui se présente elle-même. Par suite, elle exige de « faire place » au visible pour mieux le regarder. Car, de fait, en cette ouverture rendue possible par un regard évidé se découvre tout l’espace-temps de la rencontre. L’exigence d’un retrait n’est donc pas celui d’une pure absence, mais d’une présence réelle qui expérimente sa propre réalité en se retirant de ses lieux communs, de ses habitudes spéculaires, de ses illusions perceptives : « Dans la perception sensible, si on n’est pas sûr de ce qu’on voit, on se déplace en regardant, et le réel apparaît. Dans la vie intérieure, le temps tient lieu d’espace. Avec le temps on est modifié et si, à travers les modifications, on garde le regard orienté vers la même chose, en fin de compte l’illusion se dissipe et le réel apparaît. La condition est que l’attention soit un regard et non un attachement. » (Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, éditions Plon, 1988, page 138). Ce que Simone Weil nous laisse entendre rejoint l’exigence d’un retrait, c’est-à-dire l’éthique d’un détachement où l’attention n’est plus un saisissement affectif ou la sensibilité d’un œil extérieur et furtif, mais l’approfondissement intranquille d’un regard qui se laisse modifier par son altérité, dans « l’épreuve du transcendant », c’est-à-dire dans la rencontre avec son autre qui le déporte vers l’abîme : au plus loin de lui-même, en cet intime où habite le prochain.
— La rupture d’immanence et l’épreuve du transcendant
Le regard s’éprouve ainsi dans se laisser toucher par lui, se tenir en sa compagnie dans la vigile d’un regard qui ne recouvre pas, mais consent à recevoir sans s’imposer. C’est à cette qualité de l’œil qui écoute, vigile d’une conscience déprise de ses propres représentations, désappropriée de ses attentes, que nous renvoyons le concept de déhiscence pour signifier ce rapport si particulier qui unit le visible au voyant. Et c’est là l’épreuve d’une attention de celle même dont Simone Weil parlait quand elle évoquait « l’épreuve du transcendant » ( La Pesanteur et la Grâce, id., page 139), un « contact » d’une autre nature, une présence « décréée », c’est-à-dire désemplie du « moi ». Et la philosophe insiste sur le sens de ce « transcendant » : il ne s’agit pas pour elle de postuler un « autre réel » qui nous ferait fuir ce monde, mais au contraire, d’affirmer une perception sensible en discriminant le réel de l’illusoire : « L’illusion se dissipe et le réel apparaît. » Cette apparition s’éprouve dans l’image de ces corps qui vibrent comme des flammes, de cette incarnation qui danse sa joie d’être et de vivre, si bien que l’attention devient elle-même mouvante, pensée, énergie spirituelle, « élévation dans l’échelle des qualités d’énergie. » ( La Pesanteur et la Grâce, ibid., page 139). Et cette épreuve du transcendant engage une aventure du regard au plus près du réel, de sa simplicité, de sa précarité : la force d’une présence dénudée. Les contours du corps, parfois esquissés, l’obscurité d’un lieu, d’une atmosphère, les scènes mystiques et profanes s’illuminent alors sous nos yeux, comme dans L’Ouverture du cinquième sceau, ou encore dans cette Annonciation de 1600-1605. Ce n’est pas tant le motif qu’il peint, le sujet qui l’intéresse, que cette force qui l’habite, et qui renvoie l’homme à sa condition mortelle mais aussi à ses racines célestes, à cette force qui l’ inhabite et le transcende, et qu’il éprouve comme plus intime à lui que lui-même, comme dans ces magnifiques versions des Madeleine pénitentes. L’existence a un poids, une incarnation : elle est illuminée, transfigurée sous le pinceau qui fait l’éloge de l’homme, corps et âme. La densité de lumière, la vibration des couleurs, jusqu’au moindre détail, éveille les sens spirituels et confèrent aux visages une aura inégalée.
Que dire alors sinon que ce peintre nous apprend à revenir aux choses mêmes, à « regarder » notre réalité, sur la terre comme au ciel ? Ses touches lumineuses rendent visibles les édifices et les visages, les villes et les paysages ; elles donnent à percevoir autrement, depuis un autre biais : elles approfondissent notre perception, nous fait entrer en attention. Elles nous rendent attentifs à notre réalité comme en ce magnifique tableau du Christ chassant les marchands du Temple (1610-1614), où le rouge et le jaune, l’énergie qui se dégage de cet entrelacs de corps, nous fait revenir à l’esprit même du passage de l’Évangile (Mathieu 21, 12-13), à sa violence. L’attention se porte sur le geste du Christ, le questionne. Elle y perçoit un appel à se détacher des images, à dépasser l’apparence, à aller de la lettre à l’esprit. Le Christ ne tolère pas les compromis : Il renverse les tables des échoppes, invective, oblige à reconnaître que les réalités ne se confondent pas et que l’attitude envers Dieu réserve le corps et l’esprit à l’attention, à ce regard qui se recueille dans ce qui nous élève à notre humaine dignité de « fils adoptifs de Dieu » (Épître aux Romains 8, 18-25) dans un même monde habité.
2. Notre humaine condition : un être au monde qui a une vocation divine
En son œuvre, Greco a tenté de faire dialoguer ensemble ces deux versants d’un même monde : le temporel et le spirituel, le divin et l’humain – des réalités en mouvement, en dialogue l’une avec l’autre – des dimensions qui ne cessent de s’entr’appeler et de se répondre à travers ces ciels d’orage tourmentés qui rappellent le tragique de notre condition humaine – sa grandeur et sa misère pour reprendre la terminologie de Pascal. « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans l’infini ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » (Pascal, Pensées). Cet homme incarné, « gloire et rebut de l’univers », cet homme qui dans sa petitesse, a part à l’héritage divin, est au cœur de l’œil du Greco : il en rappelle la beauté complexe dans une harmonie chromatique où le clair-obscur vient exprimer la tension entre notre part d’ombre et notre part de lumière – des jeux de lumière que le Greco rend également avec ses plongées et ses contre-plongées comme dans L’Adoration du nom de Jésus, dit aussi Le songe de Philippe II (vers 1575-1580). Mais ces variations de lumière se retrouvent également dans d’autres tableaux tout aussi admirables : La Fable et Enfant soufflant sur un tison.
— La déhiscence comme nécessaires transition et dépassement
Rencontrer un tableau du Greco c’est alors revenir à la couleur, à sa lumière, à cette intensité si caractéristique de la puissance d’être et d’aimer – à cette énergie incandescente de la palette d’un peintre qui, par son œil, ouvre une porte sur notre monde visible, rend le corps à sa présence incarnée : ce qui nous apparaît être notre corps disparaît sous le pinceau du Greco – car nous le découvrons autre : un corps mis à nu par l’intensité du mouvement, de la forme et de la couleur : un corps qui s’érige dans le ciel tel une flamme, un corps qui n’en a pas fini de tendre vers, de désirer, de voyager jusqu’aux confins du réel – dans ces dimensions qui revenant toujours au même nous le fait découvrir autre. Il en va ainsi des variations du Greco à partir du tableau initial : toujours nous percevons par esquisses, comme l’aurait dit Husserl. Notre œil se déplace quand nous regardons un tableau et ce déplacement opère ainsi d’incessantes ouvertures dans l’univers de la toile (comme en ces deux versions, l’une verticale, l’autre horizontale, de L’Agonie du Christ au jardin des Oliviers).
— De la forme à la force : l’énergie spirituelle
Si chez les critiques d’art, il est souvent question des « contorsions », des « déformations » et des « allongements » caractéristiques du Greco ( Cf. Beaux-Arts, octobre 2019. Greco. Grand Palais, Céline Ventura Teixeira, « Le dernier grand maître de la Renaissance. De l’icône au maniérisme », page 42), je préfère parler, quant à moi, de la singularité d’un œil de peintre qui loin de « déformer », « conforme » les corps à celui du Christ, les rend christophores. Le Greco a un style, une manière à lui, un geste singulier qui dès qu’il parle, ouvre, délivre l’énergie retenue des êtres et les choses : une puissance d’être se dégage non pour se laisser approprier, comprendre ou rationaliser, mais pour nous faire entrer dans ce monde de la peinture qui est tout en énergie spirituelle. Ce n’est donc pas tant des corps qui se contorsionnent ou se déforment que des incarnations qui s’élèvent et s’épanouissent sous l’œil du peintre : des chairs qui s’ouvrent à leur réalité sous l’incarnat de la palette du Greco. Et ces chairs sont l’œil du peintre qui tente de se placer depuis l’œil de Dieu pour les rendre visibles : « Voir avec l’œil même de Dieu » nous enjoignait Eckhart dans ses Sermons allemands – nous signifiant ainsi l’obligation de nous convertir, de nous retourner vers cette dimension de nous-mêmes laissée en friches – et qui pourtant est habitée de la présence divine. Les figures et les corps incarnés se transfigurent alors sous nos yeux en êtres de lumière : elles ouvrent l’espace et le temps à un champ de possibles. Et si nous reprenons cette toile dont nous parlions en introduction : Jésus chassant les marchands du Temple (dont le Greco peint au moins quatre versions), nous découvrons que la version de la scène transcrite par Mathieu est tout autant présente que celle de Jean (Jean 2, 13-21). Si personne ne comprend la parole du Christ : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. » Si les marchands présents lui répliquent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèverais ! », c’est que personne ne sait regarder ni même écouter. Leur œil a perdu cette écoute qui n’est autre que son attention au plus simple, au plus nu – à ce qui est présent ici, dans l’éclat de sa beauté – une beauté qui se refuse au « recouvrement », aux enlisements dans les désirs matériels. La cécité des marchands qui sont le reflet de nous-mêmes, en nos désirs d’avoir toujours plus, en notre pleonexia, en notre prison dorée de fausses joies, de faux trésors, nous éclaire ici par la lumière portée au centre du tableau : le visage du Christ en mouvement, le rouge de son vêtement qui dit une présence à la fois humaine et divine. Et le vrai trésor auquel le Christ nous appelle c’est à la beauté de son corps, « pain de vie éternelle », porte vers le ciel sur cette tard. Ce tableau est pour nous une métaphore de la peinture : ne pas s’attarder à l’image-idole, au motif, à ce qui se donne à comprendre de prime abord, mais patienter l’image-icône, lui laisser cet espace où apparaître. Pour que l’image passe de l’idole à l’icône, il nous faut nous retirer d’un premier regard qui couvre, opercule et entrave : il nous faut nous crever ces yeux-là, pour retrouver la vue, son énergie spirituelle.
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Élève du Titien, Le Greco n’en a pas été l’imitateur servile, mais le disciple génial en cela même qu’il a trouvé son style. L’audace du Greco est dans son œil qui sait rendre le visible à sa fragrance éternelle, qui nous délivre ainsi de tout arrière-monde, nous fait revenir à l’exigence d’une présence dans l’instant précaire. Depuis l’œil du Greco, notre œil s’ouvre, se libère : dans le plus petit détail, le plus banal, il découvre le poids d’une existence, la beauté d’un être-là, d’une presque disparition vibratoire du sujet. Du voyant au visible, nous entrons en déhiscence et devenons des passeurs de lumière, de cette étincelle qui habite chaque toile de Domínikos Theotokópoulos.
Isabelle Raviolo
pour Terres de femmes
D.R. Texte Isabelle Raviolo, Paris, janvier 2020
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