« Requiem ne s’écrit pas au pluriel,
à chaque mort un monde s’évanouit »
Entrer sur la pointe des pieds, dans le dernier livre de Béatrice Marchal. Pour exprimer la douleur, les mots se feront murmure et nous suivrons la disparition dans ses traces évanouies comme sur l’empreinte laissée sur les pages de ce nouveau livre, à L’herbe qui tremble, dont les branches, les encres de Jean-Marc Brunet, accompagnent un essor, malgré tout.
La poésie comme « rappel », peut-on l’entendre lorsque la mère n’est plus, qu’elle s’éloigne même dans le poème que la douleur envahit par les mots du chagrin ? On entend Au pied de la cascade la vie demeurée en une forme de chant. Ces mots ne seront pas écartés. Dans leur nécessité, ils viendront accompagner celle qui se retourne en regardant l’ombre, en la cherchant pour ne pas d’abord désespérer. Le regard reste ancré à sa source et la cascade fait entendre la mélopée : l’adresse est présente et le déterminant possessif résonne pour que, dans sa répétition, il consacre une présence, pur « noyau de lumière », mauve éclat de la couleur à jamais associée à la mère dans sa déclinaison florale printanière, violette, glycine, iris, lilas :
« partout loin de ta tombe
une splendeur d’améthyste qu’à tour de rôle
déclinent les fleurs
où tu vis et souris. »
Devenue comme les personnages des histoires d’enfant, vieille femme, « fées ou sorcières », instances auxquelles est dévolu le rôle magique : peut-elle dénouer le destin d’un conte celle qui, partie, connaît l’éternité ? Le baiser attendu, délivré par la mort et non par le prince, a signé l’arrivée sur l’autre rive. Les intensifs foisonnent, précédant certains adjectifs (« si vive… », « très vieux »), alors que le monde se réduit à ce qui relie la mère au monde (« tout le printemps », par la couleur, rappelle sa présence vivante) : le lexique concentre les termes indiquant la fin, d’un temps, d’une vie et le fil prêt à se rompre qui ne tient que par l’instant. C’est cet instant qui, au moment de s’éteindre, délivre l’essence de ce qui liait les deux femmes et, de manière plus vaste, les êtres au vivant. Rien ne disparaît peut-être et c’est au moment de perdre qu’apparaît ce paradoxe, rendu possible pour celle qui fut l’enfant et qui devient poète de la mémoire maternelle, rappelant de menus faits, les fixant :
« Peut-être rêves-tu que tu marches sur le muret
de pierre duquel tu tombas en te faisant si mal
autrefois, sans que personne s’en souciât. »
Aujourd’hui la mémoire, devenue poème, ne laisse pas l’indifférence ou l’oubli gagner sur ces instants. Le fil, repris dans le poème, répétera même des mots, par leur racine tenace, polyptote assumé d’un temps que l’on rebâtit, « de quelle inconsolable inconsolée douleur ». Des manquements seront enfouis, suggérés simplement, car « d’une sorcière au mauvais amour », il ne reste que son humanité qui la lie à celle de sa fille écrivant son destin, une vie, l’accompagnant sur un seuil qu’elle ne pourra franchir :
« je veillerai que tu descendes
dans ce fossé aux parois nues
sans te cogner. »
Départ différé comme l’on prendrait chaque instant pour qu’il reste lié au présent, pour que le futur du séparé ne s’établisse pas. Deux stratégies dérisoires s’imposent : le présent d’actualité et l’impératif qui retient :
« Tu es encore là
Reste
si proche impossible
ton départ ».
Le blanc, pour isoler deux strophes, laisse à la deuxième personne du singulier un espace pour se glisser – momentané, miraculeux. Le premier vers sera répété : ordre intimé, lui aussi, comme l’impératif qui suit le laisse entendre, comme l’espace d’un poème devient faille de lumière du passé rejailli, « tant de bleu » appelant la couleur améthyste voisine et secrète, une signature maternelle. Les fleurs suscitées devenues berceau accueillent l’enfant comme la mère si fragile : « berceau | que mai substitue aux tombeaux ». Cette substitution, d’ordre magique, s’effectue par la parole, sa valeur performative éprouvée fait entrer la magie déjà présente en début de livre. Les sons identiques (|o|) se répondent ou s’appellent à la fin des deux noms. La contiguïté phonique autorise cette métamorphose, « [t]out se mêle, les mots s’absentent ».
À la froideur de cette mère prisonnière de ses souffrances passées, la poète tend un poème conciliateur et réparateur. Au futur antérieur parce qu’on ne l’attendait plus, c’est l’amour maternel restauré que le poème porte assurément. La musique d’un vers repris (« Derrière les portes meurent de vieilles femmes »), dont le contexte est changé, peut aussi porter le germe d’une naissance : l’apaisement cherché dans les mots nourrit ce chant de deuil que traversent les petits-enfants, dédicataires de plusieurs poèmes, qui portent eux aussi une part des blessures de leur aïeule : ils les abritent, « vous l’absorbez ». Les générations se succèdent et chacune devient dépositaire du passé de ceux qui la précèdent. Ils font alors entrer la douceur dans le temps de vieillesse des grands-parents. Au temps des vœux, le 1er janvier, se superpose la célébration de ce qui restera : fin de vie vouée à la réconciliation.
Dans son poème « En Arles », Paul-Jean Toulet, au cimetière antique des Alyscamps, nous recommandait : « Prends garde à la douceur des choses. » Il précisait : « Parle tout bas, si c’est d’amour, | au bord des tombes. » C’est avec la même délicatesse musicale et grave que Béatrice Marchal commence ainsi l’un de ses poèmes : « Prends garde à la douleur | qui change incontinent la place | en forteresse ». Ce poème s’achève sur l’autre mot essentiel : « inlassable douceur ». Elle est toujours présente dans le livre avec tout ce qui l’accompagne : chagrin, tristesse… Quant à la douceur, si elle échappe parfois, elle est toujours recherchée, comme cette tendresse manifestée qui a pu tellement manquer dans l’enfance.
La disparition de la mère peut-elle entraîner chez sa fille, son enfant toujours, une sorte de libération des mots et des poèmes qui osent enfin s’écrire ?
« La mort achèvera
tes luttes, tes victoires incomplètes,
tu délieras en moi les mots
qui s’étaient agrégés au long
de générations dures
et laborieuses en blocs de pudeur,
en cailloux de silence obstruant la rencontre
et l’échange sur un chemin soigneusement
bordé par peur d’en sortir et de s’égarer
hors du groupe, mots compacts comme mottes
de terre à fendre pour que l’air
y restaure la vie. »
Nous savons bien que la poésie est résistance, refus des chemins obligatoires. Les mots ne peuvent y rester « compacts comme mottes », ils doivent respirer, vivre de tous leurs sens.
Le nom « cascade » vient du verbe italien cascare qui signifie « tomber ». Comment alors ne pas penser à la proximité de cette image même de la vie, la cascade, et de la tombe près de laquelle la poète chante tout bas ? Ainsi la fin du livre et le titre se rejoignent : eau abondante, source oubliée, l’image de la mère reste de cet ordre, légère, immatérielle et auréolée de la lumière qui se diffracte au pied de la cascade. Le temps, juste après, qui fait surgir « dans les mille riens du quotidien | ce qu’on croyait perdu », n’a pas tout pris. Les images jaillissent, torrent vivant d’une enfance où la mère rayonne – le trait d’union, c’est l’amour célébré dans ce court recueil, avec dévotion.
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
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