éditions L’herbe qui tremble, collection D’autre part, 2019.
Lecture de Sabine Dewulf
Dès la première de couverture, nous voici happés par le titre de l’ouvrage de Véronique Daine, Amoureusement la gueule, qui offre une suite insolite de trois mots : le noble adverbe du cœur associé à un substantif relevant du lexique de la bestialité, lui-même précédé d’un déterminant qui semble l’ancrer dans l’universel. Simultanément, le regard est attiré par le rouge puissant d’un carbone sur papier d’Anne Marie Finné (décliné en six versions à l’intérieur du livre), lequel fait directement écho au plus saisissant des trois termes, « gueule », dont la polysémie attise notre curiosité : s’agit-il de la face inquiétante de notre animalité ? De la bouche mythique de l’enfer ou de l’ombre ? D’un possible cri de renaissance ou de notre oralité primitive, cette faculté innée de mordre dans l’existence, de dévorer, de savourer… ? Tout cela à la fois, sans doute. Sans oublier, bien entendu, la teinte rouge des blasons d’autrefois, qui signe le retour de notre identité profonde, celle du dedans, chair et âme mêlées dans leur vérité crue : « Le ventre remué oui mais par les bêtes de la peur. » Et si cette gueule est « amoureusement » sondée, c’est parce qu’à trop l’ignorer, nous nous privons d’une extraordinaire vitalité : cette gueule gît en effet sous ce masque dénommé « visage », dont nous exhibons la bonne figure et avec lequel nous tenons tête aux autres, accrochés que nous sommes à un monde d’apparences dérisoires. En ce recueil singulier de poèmes en prose règne l’audace d’une « pulsation » primordiale et flamboyante, faite de « battements », de « coups », de « spasmes »… Nous y goûtons l’étrangeté créative du vocabulaire (« Le matin je fais mon matin ») et de la syntaxe (« Ça remue gueule me bouffe et m’accouple goinfre »). Dans des propositions courtes et abruptes, le verbe aime à surgir sans le sujet qu’il abandonne derrière lui : « Sournoisement étrangle le battement. » Certaines phrases entreprennent de cogner et de rompre, notamment lorsque la « gueule » fait défaut : « Disparue. Évaporée. Hop. Nulle part. » D’autres phrases s’insinuent, plus fluides, dans l’envers de la langue et de l’être : « De souffle enfoncé ralenti dans la terre du ventre » . « Évacue le connu pour que ça cogne et pilonne aux parois. Que ça soit corps et rien d’autre. » Le nom, trop solide, s’efface volontiers sous l’adjectif ou sous le participe, plus mobiles. Le pronom démonstratif, souvent familier, lui est également préféré ; il nous jette de précieuses évidences, pour mieux nous préserver du « ressassement » des pensées : « ça soulage quelque chose dans le corps » ; « C’est dimanche. Et c’est pas goinfre. » Tordue ou jaillissante, la phrase tire son ressort de verbes abondants, quelquefois laissés bruts sous leur forme infinitive, et qui travaillent la profondeur comme le bouillonnement d’une rivière souterraine : « La rêverie où ça exige et bat béant. Où ça dévore et bouffe aux yeux-ventre et jambes-pieds. » Quant à la ponctuation, elle se concentre tout entière dans le point : le texte avale les virgules, bouscule les mots, fait s’accoler quelques-uns d’entre eux à l’aide de traits d’union. Un point, c’est tout : l’incisif à l’œuvre dans la langue. Si directe soit-elle, la parole veille toutefois à s’avancer « mollo lentement. Pour ne rien effaroucher. » Elle cherche à respecter « cet entre-deux » qui constamment nous pousse à osciller entre « gueule » et « visage » : telle une bête effarouchée, la première tend à se dérober derrière la posture officielle du second, tout en cherchant parfois à se manifester. Le poème se fait alors « exorcisme », penché vers l’intériorité, semblable à une « pluie » pénétrant lentement, loin du « connu », le cœur de « l’insu ». Ce n’est pas un hasard si le phrasé d’ensemble est marqué par les sonorités et le tempo de l’incantation : « Fais la pulsation des syllabes » ; « Que ça pulse et pilonne. Que ça soit mufle. Que ça vore increvable au corps. » Il importe de protéger le rythme intérieur sans rien forcer, en acceptant un échec passager lorsque menacent l’angoisse, la fatigue ou l’impuissance : « J’ai beau faire le matin la pluie comme je peux rien d’amoureux. » Cette prudence paradoxale, ce « dormir qui ne dort pas », devient peu à peu l’aiguillon de notre propre quête : rassurés, nous nous laissons conduire par un langage étonnamment ajusté à nos profondeurs inconscientes… Dans le sillage de ce plongeon poétique, notre lecture, littéralement ravie, verse à son tour dans l’exploration de notre gueule amoureuse. Parce que cet obsédant combat (ce « bras de fer » où nous risquons l’« écartèlement d’épaule ») entre la « gueule » invisible et le « visage » tourné vers le dehors, c’est bel et bien notre lutte quotidienne, à tous tant que nous sommes, dans l’arène du monde : entre la « grande joie d’amour » qui rend le corps « ivre » et la peur du regard d’autrui, entre notre présence habitée, vive, aimante, et nos distractions désastreuses… Par son regard aigu, Véronique Daine, héritière d’Henri Michaux, nous éclaire sur ce « cirque de la tête » qui cultive des pensées folles, faites de « peur », d’« anticipation », de non-écoute : « On fabrique soi-même tant et tant de chemins piégés. » Véronique Daine nous entraîne à nous suspendre comme elle « au cintre des épaules ». Ainsi pourrons-nous réapprendre à laisser notre corps se détendre en marge des discours, à revêtir cette robe de chair qui constitue l’étoffe même de notre être. Nous retrouverons ce mouvement qui tout naturellement nous enfonce, nous repose, dans l’espace du « souffle » et du « cœur de la gueule ». Peut-être alors redeviendrons-nous aussi simples et paisibles qu’objets et bêtes alentour : « Le jardin. Le bol. Le chat endormi. » Dès la première lecture, on le constate : ce livre essentiel secoue, remet avec lucidité les choses et les êtres à leur place. Et s’il nous dérange, c’est pour nous redéposer au cœur de notre vigueur fondamentale – qui se révèle plénitude : |
VÉRONIQUE DAINE Source ■ Véronique Daine sur Terres de femmes▼ → [La pluie pour faire le matin] (extrait d’Amoureusement la gueule) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions L’herbe qui tremble) la page de l’éditeur sur Amoureusement la gueule |
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