Luminitza C. Tigirlas, Ici à nous perdre,
éditions du Cygne,
collection Le chant du cygne, 2019.
Illustration de couverture : Doïna Vieru.
Lecture de Murielle Compère-Demarcy
Quelle voix peut encore sourdre face à la brèche ouverte – éperdument | dans le laps inaudible, inouï, inextinguible de la perte – par l’extinction lente et visible d’une amie proche ? Quels mots peuvent encore être assignés à résurgence afin que « l’Ici à nous perdre » (topos où la poétesse assiste à la disparition de son amie, aux dernières notes « sur une partition de la nuit » de sa « voix partagée ») devienne un présent habitable et vocables évocatoires|commémoratifs|de résurrection ?
« Toi — ma voix partagée — tu l’es
sur
une partition de la nuit
Le mot n’y est plus en extase de fuite
L’effacement l’a figé. »
Quelle souffrance indicible le texte qui s’écri[t]/[e] pourra-t-il exprimer, dans le souffle retenu/contenu/obtenu sur la page compatissante encore ouverte sur l’avenir par la survivante ? Et si « le tout de l’en-crier dedans éclate », quelle fissure saura reconstruire par le ciment des mots et les pierres vives de la mémoire l’issue de sauvegarde, à l’abri des herbes folles, sur-vivante et de résistance ? Là où continuer de vivre dans l’après « Ici », là où dire/écrire l’amour rescapé qui n’est pas à perdre et qui pourra ressurgir sans faille dans le Sur-Vivre présent ? À l’endroit où le lapsus (nous) dira malgré nous ; aux envers de la vie encore en chair et en cœur (- « clochette ») où l’amie en deuil « goûte la tache amère d’une rature » quand sonne l’heure de la « moribonde » trépassée et que le temps advient – dépassé le temps aigre d’un ressenti de provocation face à un vivant extérieur demeuré indécemment bien portant (« Frétillant à côté | le vivant frôle l’insolence ») – quand le temps advient de redonner vie aux chers disparus par les mots en leur souffle/chant poétique.
Au chevet « aphone » de l’agonie, prise dans « la fibre (du) mutisme » où hurle le brouillard qui imprègne le corps en fin de vie, l’amie accompagnante assiste au départ ineffable de l’amie, sur la crète vertigineuse malgré tout de l’espoir : « Croire ! Croire ! Croire ! | crie aux cimes », comme cri des vautours de la mort ou corbeaux charognards des grandes plaines (ici lyonnaises) nourricières qui finissent pourtant par emporter « la mourante équivoque ». Le chant poétique tente de cautériser avec le sel des larmes la plaie vive de la brèche laissée par l’absence, tente de recoudre le tissu vivant des jours à même les lèvres écorchées (« Tu te déploies | entre les débris des expressions écartées »), tandis que « les éphémérides [encore] saignent », embaument les jours de deuil « dans un temps à rebours », effeuillé, cueilli dans le geste d’un recueillement au bord du soliflore de l’absence. Saturé de souffrance, le vase clos à une seule échappée : celle de la bouche|embouchure d’où jaillit la parole en résistance, explose, après la disparition de l’amie mourante, pour émigrer dans la
« Muance du mot
de métastase en métamorphose »
« encore toujours à jamais
vers l’aube mouvante
[…]
De ton ciel je me fais sourcière ».
Luminitza C. Tigirlas, poétesse et psychanalyste trilingue san-priode, parvient à écrire l’amour rescapé, celui de l’amie qui survit à la grande malade disparue. Son chant poétique traverse l’indicible, jusqu’à sortir ses mots de la noyade pour reprendre leur cours/corps-cœur-fleur rouge d’une « monarde » blessés roulant dans un nouveau lit l’adieu du survivant. L’Écrire traite le syndrome, « voix assaillie | en plein tressage | par les effilochures d’un exode muet ». Poignant, ce recueil ouvre une nouvelle clairière dans la forêt élucidée des signes où, malgré la maladie, malgré la mort, la résistance du souvenir de l’Autre disparu déploie ses ailes de lumière à l’orée des « mots nouvellement reconquis ».
Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)
D.R. Texte Murielle Compère-Demarcy
pour Terres de femmes
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