Chemin des centaurées, éditions L’herbe qui tremble, 2019.
Peintures de Fabrice Rebeyrolle
Lecture de Pierre Dhainaut
Aquatinte numérique, G.AdC GENÈSE DU BEAU TEMPS Rien n’est déjà tracé et rien n’est définitif : perpétuel, le chemin où avance Isabelle Lévesque, celui des poèmes. Il s’appelle aujourd’hui Chemin des centaurées. « Matin, l’or a sonné. Force, poussée. Tout un jour vertical. Ballet sans fin des retrouvailles. Je chuchote, tu réponds : que jamais ne tremble la terre sous nos pieds nus, que soit ta voix affranchie et certaine. » Soudain tout nous transporte, éclatant, notre œil existe de nouveau à l’état d’innocence première. Le passage est libre. « Où ? », Isabelle Lévesque qui pose la question au début de Chemin des centaurées y répond sans l’ombre d’une hésitation : « Ici. » L’adverbe reviendra constamment. Le « pays » dont elle dit qu’il est le sien, « la craie blanche », n’est pas nommé (même s’il y « pleut normand »), il est par excellence celui des fleurs à l’époque où elles éclosent et s’épanouissent. Ici, c’est d’abord le forsythia de mars, ce sont ensuite, jusqu’en juin, les boutons d’or, les anémones, les coquelicots, les centaurées… Les fleurs ont toujours été présentes dans les poèmes d’Isabelle Lévesque, elles sont cette fois, dès le titre, omniprésentes. Avant tout elles attirent la vue, moins par leurs formes que par leurs couleurs, toutes les nuances du jaune, du rouge et du bleu, délicates, intenses, sans nombre. Elles ne constituent pas un décor, ni même un paysage, que l’on contemplerait de loin. Isabelle Lévesque est incapable de se tenir à distance, le recul ou la hauteur atténuerait l’éblouissement, l’allégresse chromatique. Il lui faut être « près du sol », « au ras du sol » : le visuel exige une relation intime qui ne distingue pas le spirituel du charnel. C’était ainsi que, dans ses photographies de La Grande Année1, elle montrait les coquelicots, les plans serrés les transfigurent en crêtes, en lèvres, en flammes. La vue n’a de vigueur qu’émerveillée, elle se renouvelle au contact des fleurs. Isabelle Lévesque ne se contente pas de les observer inlassablement et de les célébrer, elle leur demande la révélation d’un sens ou d’un « secret ». Ce qui explique l’importance qu’elle accorde à sa collaboration avec ses amis peintres. Pour Chemin des centaurées, Fabrice Rebeyrolle a réalisé une dizaine de peintures qui s’intègrent au texte, indiquent la tonalité de chaque partie et suggèrent un mouvement d’ensemble. Les fleurs peintes et les fleurs écrites apparaissent comme à l’origine du monde ou à l’aube des temps : de la matière même des traces et des mots émane une lumière. Et c’est bien ce à quoi dans tous ses livres aspire Isabelle Lévesque, cette transmutation, cette alchimie. Ses références multiples à l’or en sont la preuve (dans le nom « centaurées », on entend la syllabe qui le désigne). L’âge d’or de nos fables n’est pas perdu, chaque année il ressuscite avec le printemps, ce n’est pas un hasard si dans les pages initiales le bouton d’or est justement évoqué. Mais il ne suffit pas de recevoir l’offrande printanière : « Nous voulons vivre / et recommencer », nous devons par des moyens neufs redoubler en quelque sorte la genèse miraculeuse qui se déroule sous nos yeux. Isabelle Lévesque n’emprunte pas le chemin des centaurées, elle l’« invente », elle le dit souvent, qu’il s’agisse de toute « une forêt » ou d’« un signe de fleur ». Ce que découvre le regard, l’écriture l’invente en effet en le recréant. Pas plus qu’elle ne décrit, Isabelle Lévesque ne raconte : d’acte en acte (il y a cinq parties), elle progresse avec la saison comme avec le poème. Voir et écrire, s’ils ne sont pas identiques, ne sont pas, pour Isabelle Lévesque, séparables : « La secousse du printemps / délivre vingt-cinq fleurs » – ou vingt-cinq lettres. Inventer ne consiste pas à substituer un ailleurs imaginé, fantasmé, à un ici jugé dérisoire : inventer, c’est faire advenir, c’est accroître. Isabelle Lévesque n’emploie si fréquemment l’adverbe « ici » que pour rendre plus impérative l’exigence qui est la sienne : nous n’avons quelque chance d’être que dans la diversité et la mobilité de l’ici, dans sa reformulation ou sa parturition incessante. Voir met au monde, écrire participe de ce même élan : il ne peut être continu, mais dès qu’il se brise, il reprend. Isabelle Lévesque redonne vie à l’antique métaphore du fil des Parques et du fil d’Ariane. Selon des rythmes divers, tous ses livres (rappelons-nous le précédent, Le Fil de givre2) tressent trois fils, celui du temps naturel, le « fil d’avril » de Chemin, celui de l’œuvre à engendrer, « le fil de l’écriture », et celui de l’« histoire » d’un couple, le fil de l’amour. Ils sont indissolublement liés. Ils ne sont si incandescents que parce qu’ils sont « fragiles » : combien de fois Isabelle Lévesque n’a-t-elle pas employé l’adjectif pour qualifier les fleurs ou les mots ? Elle qui multiplie les verbes d’action, dont l’énergie livre après livre se révèle inépuisable, se sent en permanence menacée. Elle ne dissimule rien. À tout moment, partout, elle éprouve la hantise de la séparation, de la perte, de la mort. Son ardeur est d’autant plus grande, « sur la terre mortelle », qu’elle n’oublie pas que les fleurs sont éphémères, en particulier le coquelicot d’un jour. Mais ce jour n’est-il pas son « triomphe » ? Dans la splendeur de ce qu’elle voit, elle se souvient de celle du temps magique des regards communs et des étreintes : « Jadis […], nous fleurîmes, / tout fut toi. » Les vingt-cinq fleurs sont également « vingt-cinq souvenirs » tour à tour de joies, de souffrances. Sans trêve, sans transition, sans le souci de la chronologie (les quelques chiffres indiquant des dates restent énigmatiques), Chemin des centaurées va du présent au passé, du passé au présent, des fils se déchirent, des fils se renouent. Le futur est alors possible, le temps de l’ouvert, de la promesse qui doit être tenue. Le livre, en fait, doit sa vivacité profonde au dialogue que d’un bout à l’autre Isabelle Lévesque instaure passionnément, fidèlement, entre elle qui dit « je » et l’Aimé qu’elle tutoie, proche, absent, dont elle appelle le retour, elle se réfère à Ulysse. À partir de ce dialogue, chaque poème s’élabore, opposant les temps de la plénitude et du manque, le feu et l’hiver, d’où la métrique irrégulière, rejets et cassures y abondent, d’où, surtout, cette langue qui se tend à l’extrême pour voler en éclats : « Je te parle ma langue d’éclipses » ou d’ellipses. Et cependant Isabelle Lévesque n’a soif que d’union, de fusion, elle préfère dire « nous », elle souhaite « écrire les contraires ». Une métamorphose a lieu, le drame se change en une « danse » semblable à celle, « harmonieuse », des coquelicots, les contraires s’allient dans un « corps chaud ». Ce corps mystique, « notre poème » : il « naît » enfin « des branches laissées mortes ». Tel est le sens général du livre que confirment les couleurs dominantes. Après le rouge qui manifeste la toute-puissance de la vie ayant inclus la mort, voici le bleu de l’été, de la fête, du langage qui rassemble en la chair transparente de son chant, de l’éros sublimé. Chemin des centaurées représente une étape de la « quête » du beau temps. Est-elle « impossible », cette quête, ou infinie ? Isabelle Lévesque fait plus que rêver d’un âge bleu : sa force est communicative, sa foi en la poésie comme en l’amour. |
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