ENTRE SEXE ET LIVRE : HABITER SON IDÉE
Récit premier, construit à partir et autour d’un narrateur unique, récits dans le récit, récits oraux ou imbrications de voix venues de « livres invisibles », livres introuvables ayant péri dans les flammes, livres singuliers tombés entre les mains d’un éminent professeur de philosophie parvenu au seuil de la mort, telle est la trame dense à partir de laquelle s’organise le « roman » étonnant qu’Irène Gayraud offre au lecteur avec Le Livre des incompris. Les personnages, animés par « un désir de plus en plus grand de révolte », sont des rebelles, « opposés à tous les conformismes et à tous les dogmes ». Ils sont aussi d’ardents amants du livre. À l’image de leur talentueuse maîtresse d’œuvre.
Au nombre de sept, les récits mettent en scène sept incompris. Un écrivain du XIXe siècle tente de réaliser Le Livre noir à l’usage des aveugles ; une jeune traductrice et violoncelliste révèle à son amant (le professeur de philosophie) le secret de L’Éros sonore, livre en cours d’écriture qui contient « des sortes de textes-partitions destinés à être dits et variés pendant l’amour » ; un libraire-imprimeur espagnol fou – ou sage –, inquiété par l’Inquisition, invente un Index librorum prohibitorum destiné, avec nombre d’ouvrages « hérétiques », à périr dans les flammes ; une fermière, mère de famille nombreuse et grande lectrice de poésie, laisse derrière elle un cahier d’écolière qui recèle des Poèmes pour animaux ; une jeune érudite de la petite noblesse toscane du Trecento s’éprend d’un jeune homme qu’elle tente de séduire par la composition d’une Ode magnétique, censée aimanter vers elle celui qu’elle convoite ; un jeune marginal révolté laisse derrière lui une Lettre à mes contents-pour-rien dans laquelle il dénonce, pour les sociétés à venir, les méfaits de la symétrie, « mère de tous les asservissements » ; un jeune étudiant chinois conte au narrateur en déplacement en Chine l’histoire de Zhi, l’homme qui inventa le livre. Le premier livre, ultime invention-remède contre la mort de l’empereur Qin.
Sous la plume du narrateur philosophe, chacun livre son histoire, souvent enchâssée de contes qui cèdent la voix à d’autres voix. Histoires tantôt venues de temps ou d’horizons lointains, tantôt ancrées dans la vie même du narrateur, notre contemporain. Au fil des textes, le vieux professeur remonte le cours du temps, s’adonnant à de nombreuses incursions vers son passé, ses voyages, ses rencontres, ses découvertes. Et ses amours. Fulgurantes amours, amours enflammées qui ont pour nom Zoé ( in « Éros sonore »), Fauve ( in « Poèmes pour animaux »), Leonor ( in « Ode magnétique »). Il arrive que le déclencheur de ces remontées dans la mémoire passe par le regard, séparé de l’objet du désir par une fenêtre :
« À Paris, en face, la fille derrière sa fenêtre écrivait peut-être dans la chaleur. Je me souvenais, sur le sol près de sa table, d’une plante d’un vert exubérant devant laquelle se croisaient, se décroisaient ses jambes, tandis qu’elle écrivait » ( in « Le livre de Zhi »). Ainsi l’a compris le photographe Raphaël Lucas à qui a été confiée l’illustration de la première de couverture.
La voix du narrateur, professeur de philosophie à la Sorbonne, passionné par la recherche et par l’exploration de manuscrits rares, est omniprésente. Elle est la voix contestataire de l’univers de travail qui est le sien, laquelle traverse le roman à travers âges et contrées, organise autour d’elle les sept récits, assure le lien chronologique entre les personnages et les moments de leur histoire. De sorte que, dans chacun des récits qu’il s’approprie, le narrateur entremêle sa propre histoire avec les épisodes qui structurent ses découvertes. Un jeu de tiroirs, dont l’orchestration mûrement réfléchie révèle la maîtrise romanesque d’Irène Gayraud.
L’ensemble de l’ouvrage offre en effet un tissu narratif complexe, lequel pourrait s’apparenter, par sa facture originale, au roman anglais de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, Gentilhomme (XVIIIe siècle) ou encore à Jacques le Fataliste de Denis Diderot. Le philosophe français des Lumières est d’ailleurs présent dans le premier de ces récits. Le Livre noir à l’usage des aveugles n’est-il pas un hommage de l’écrivain Luc Délétan à l’auteur de la Lettre sur les aveugles ? Premier des Incompris, Luc Délétan tente d’inventer un moyen de rendre accessibles aux aveugles les textes imprimés dans les livres. L’écrivain, en son laboratoire, se fait alchimiste, s’épuisant dans la recherche obstinée de l’encre noire qui permettra à la jeune Clermonde, ainsi qu’à tant d’autres aveugles, d’accéder à la lecture. Non seulement en tant que déchiffrage du texte mais bien au-delà, jusque dans les moindres de ses nuances :
« Mais Luc se perd dans des complexités sémantiques ou stylistiques, il en oublie le goût de lire, ne sachant où classer les lumières métaphoriques, les clartés ironiques, les flammes de l’amour et celles de l’Enfer qui doivent bien éclairer tout autant… Ce qui, je crois, le perdit, furent les poèmes oxymoriques de la Renaissance où l’on parle à la fois de braises et de glaces, de flammes inextinguibles et de ténèbres sans fond… ».
C’est dans la Lettre à mes contents-pour-rien que le narrateur s’exprime explicitement sur son projet d’écriture. Il se dit « tenté de raconter un peu l’histoire des incompris, leurs livres, leurs vies. » Ainsi du squatter Alvaro Basterreccha, marginal et auteur probable de cette très curieuse Lettre, dont le lecteur découvre l’histoire tragique à partir de la phrase introductrice du narrateur : « Voici tout ce que, en me rendant plusieurs fois au squat, j’appris. » Suit le déroulement de son histoire. Les raisons et les manifestations de sa révolte. Laquelle se focalise sur son aversion pour « tout type de symétrie ou de régularité formelle ». Et le narrateur de commenter, quelques lignes en amont, par ces propos :
« Je crois que quelque chose de sa conscience politique future naquit là, dans ce besoin viscéral de lutter contre les agencements sans lignes obliques ni variations, plus aptes sans doute à conditionner et à mâter les esprits. »
D’où la passion de Basterreccha, étudiant en histoire de l’art, pour toute œuvre littéraire ou picturale marquée par la dissymétrie, seule composition susceptible de lutter contre toutes les formes d’asservissement. Analyse fascinante qui conduit le lecteur dans un parcours où avoisinent notamment le vers impair de Verlaine, le Portrait d’un jeune homme « strabique et majestueux peint par Bronzino » et le très spectaculaire Portrait de Tommaso Inghirami par Raphaël.
Comme la plupart de ses personnages, Irène Gayraud « habite son idée ». Idée révélée dans la constante – quels que soient le récit, les époques et les personnages qu’elle met en scène – d’un « lien indéfectible entre sexe et livres. » Sexe et livre occupent en effet les textes de la romancière, étroitement et harmonieusement accordés l’un à l’autre. C’est que la romancière et poète Irène Gayraud a une connaissance aiguë de ces deux territoires où elle règne en maîtresse fauve. Un érotisme savant et une sensualité exacerbée immergent certains épisodes d’une lumière éminemment poétique. Le choix des images et des métaphores filées surprend par sa singularité, qui met en scène sur un même registre et les livres et le sexe. Ainsi de cet extrait du récit intitulé « Éros sonore », domaine exclusif où excelle Zoé Salgado, traductrice et violoncelliste :
« Nous nous sommes revus chez elle, dans son appartement rempli de livres. On eût dit qu’elle tenait à avoir, où qu’elle se trouvât, un livre à portée de main. Il y en avait partout. Même tout gondolés, au bord de la baignoire dans la salle de bains. Des livres et des plantes aussi, parfois fort bizarres, certaines paraissant des algues marines un peu raffermies par un séjour hors de l’eau, d’autres les cheveux verts de fées tombant le long des meubles. La plus grande, aux larges feuilles, déployait d’éclatantes coroles rouges où pointait un pistil qu’on devinait sensitif. Il régnait là un désordre rangé, comme si quelqu’un avait fébrilement cherché ici quelque objet, sans pour autant rien déplacer. Un désordre subtil comme dans un décor de film, et pourtant naturel. Un désordre où, en faisant l’amour, nous pourrions soudain sentir sous nos corps un livre oublié entre les draps du lit ou les coussins du canapé, en lire le titre en riant avant de le jeter de côté et de le laisser là, parfois des jours durant, sans songer à le ramasser. Un désordre, en somme, érotique. »
La romancière et poète excelle dans l’art d’entraîner lecteurs et personnages à l’écart des sentiers battus. Qu’il s’agisse d’érotisme et d’amour, ou de lecture et d’écriture. Quant au style qui sous-tend l’œuvre, il est celui d’une magicienne hors pair : envoûtant et magnifique.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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