Un adverbe suffit. Employé seul, sans précision temporelle ou géographique. Cet emploi absolu du mot « après » augure un événement déterminant, une bascule que les poèmes délivreront. Le texte qui suit les poèmes révèle cet événement : « Après, après une très longue opération du cœur et une interminable convalescence… ». Il éclaire également le projet du livre : « j’ai rédigé ces notes comme si je me devais au préalable de revivre avec le langage l’épreuve douloureuse », le poète souligne qu’il a voulu « restituer ce qu’[il a] ressenti durant les premiers jours de [son] hospitalisation ».
L’« après » est donc double : le livre suit une épreuve à l’hôpital mais il renoue aussi avec la grande question sur ce qui va venir « après » cette période chargée d’« angoisse » et d’« effroi ». Ainsi les textes sont-ils tous au présent ou au futur, à l’exception d’un poème tourné vers l’enfance.
Au lieu de partir de mots donnés conduits jusqu’au poème, cette fois le poète s’appuie sur des souvenirs de moments très récents. L’écriture initiale se rapproche donc davantage de celle des notes en prose de Pierre Dhainaut que de ses poèmes. Et le poète de s’interroger : s’agit-il de poèmes ou de notes ?
Pour nous, aucun doute, ce sont bien des poèmes. Comme souvent chez Pierre Dhainaut, l’organisation de l’ensemble repose sur des nombres : quatre sections de sept poèmes, dont les deux centrales n’en forment qu’une : « Cela » I et II (chaque texte comportant onze vers).
L’état de santé a nécessité le passage douloureux par les chambres, où « on est seul » et par les soins. Un autre adverbe en deux syllabes, « ici », répond à celui du titre et déplace le champ envisagé. Le lieu, devenu terrain de souffrance, confronte à soi dans l’enfermement. Il n’est pas d’ordre spatial simplement, il a lieu en soi, par la confrontation avec soi-même qu’imposent l’état de grande fragilité et « le fatras de visions noires » : « Voir de face » est le titre de la première section.
Les deux premiers poèmes opposent « ici » et « dehors ». Pourtant l’espace extérieur est contaminé par la saison d’hiver qui approche et gagne le mouvement, perçu descendant comme les visages qui ont disparu pour des « mains […] qui se sont lassées de ramener le drap / sur la poitrine ». Dès lors, comment trouver souffle en un hôpital où l’humanité s’est réduite, puisque l’espace intérieur est pénétré par l’angoisse ? Par contagion, elle se dépose sur tout ce que le narrateur peut percevoir ? Chaque signe de lien et d’espérance s’est amenuisé, jusqu’à l’alliance, ôtée.
Ce qui demeure de l’identité ? Le nom, le prénom, la date de naissance sur un bracelet qui rappelle celui des nouveau-nés. Ce rappel, comme une menace, ferait entendre la fin. Il faudrait, pour renouer la parole au vent, l’entendre simplement ou que les « nouvelles » portées par les brancardiers s’ouvrent à la vie telle que les poèmes la font surgir.
Les éléments descriptifs et noms précis qui jalonnent le poème font percevoir quelqu’un d’autre : le poète des souffles et de la renaissance par les poèmes, réduit à l’horizontalité, ne peut que mesurer la distance minime qui le sépare alors de la disparition. Nous entendons sa voix meurtrie, près de l’abîme, lorsque « ceux qui connaissent le chemin » le mènent vers le bloc-opératoire. Pour mesurer le temps, plus de montre, il faut compter les portes franchies, « signalées par un voyant rouge », qui n’ouvrent sur rien qu’une salle où le corps sera livré à des mains habiles et inconnues.
Il lui manque un « visage » : ce mot semble une clef. Il appelle la « confiance ». L’interruption condamne, le mot « fin » ne peut être appliqué à la phrase, au vers, au poème sans le condamner au mutisme. Les lecteurs de Pierre Dhainaut savent que le poème et la vie ne peuvent être qu’inachevés. Sans cesse le poète ranimera ce qui pourrait s’éteindre et trouvera « comment poursuivre ». Alors des sensations viendront, rencontreront les seuils franchis : « la face d’un enfant qui admire / la neige brillante », le voilà le visage qui entre à son tour dans la chambre (et dans le poème) pour « s’offrir à l’inconnu / comme au très proche ».
Par ce sésame s’ouvre la seconde porte du poème (« Cela I »). C’est la lutte : la respiration, le souffle entravés, le cœur pourrait cesser de battre. Deux longs mots se partagent le premier vers : « Étonnement, étouffement ». Il faudrait se concilier un souffle qui est l’âme et la flamme. L’effort de volonté, la force poétique de l’être se lient pour accroître la vie et la perception positive de ce qui a toujours nourri le poète.
Les poèmes aux vers coupés de cette partie (l’acmé) concentrent les mots qui traduisent une alternance liée à la perception modifiée du « réveil » en « réanimation ». « [E]ntre les lits des paravents », entre les battements du cœur, les apnées où se perd l’identité même. Une voix monologue et s’efforce de dégager un sens même provisoire qui permettra à la conscience de maintenir la perception. Le futur n’est pas menaçant, il révèle le sens possible (« tu saisiras la trame ») pour que l’étoffe de la vie ne soit pas déchirée.
Quatre syllabes pour y parvenir, en tête de poème : « Entendre, entendre ». À l’infinitif, sans limite temporelle, le verbe sera répété au même mode comme on reproduit un effort pour parvenir. Or, à cet effort, succède le mot « syllabes » comme l’on compterait des survivants parmi les ruines pour qu’un « visage » reparaisse.
Le partage, limité aux « râles », devient tentative de réparation, de restauration d’un lien à la parole. Les notations spatiales, nombreuses, toutes liées au cadre de l’hôpital, seront des points d’appui, dérisoires et nécessaires (une pendule dont on ne sait si elle indique l’heure du jour ou de la nuit). Aiguilles polysémiques se liant aux paupières (le mouvement lent les attache) : la confiance et la fidélité vivront ensemble pour ouvrir le poème.
Alors la troisième section du livre (« Cela II ») apportera une réponse temporelle au tourment : « la nuit de novembre » venue tôt devient ralliement à la parole par l’interrogation perpétuelle et renouvelée qu’elle réveille. Un nouvel octosyllabe se substitue au précédent, en tête de section : « Concentration, débordement ».
Si l’interrogation l’accompagne, elle offre déjà une brèche dans l’indistinction des heures et dans l’insomnie criante qui rappelle à l’adulte l’enfant face à la tempête. Le secours viendra car si l’alliance fut ôtée, les temps peuvent se rejoindre. Entre les âges, rien n’est infranchissable. Les aquarelles de Caroline François Rubino figurent-elles ce passage : l’après tendu entre deux rives et l’éclosion possible d’un temps retrouvé pour la parole ? Elles n’élèvent pas des murs, elles ouvrent à l’élan qui sauve :
« En attisant la foudre, / ils l’apaisent […] ».
Le flux de la phrase ne sera pas entravé par le vers, chacun se poursuit sur le suivant, le poème s’accroît en naissant, il ne s’interrompt pas, le livre est une longue quête de restauration, traversée de la nuit à laquelle manque l’amer (l’arbre) que le poème peut incarner pour que le « consentement » redevienne l’appui du poème. Les mots « mort » et « neige » sont associés pour que l’un gagne l’autre comme une formule ouvrirait un monde.
« Dire ensemble » sera la réponse, en dernière partie. Les vers s’allongent (on débute par un décasyllabe), marquent le temps du retour vers le foyer. Premier vers, premières fleurs, les « [r]oses trémières » pour l’alliance retrouvée. Le trajet n’est pour l’instant qu’envisagé. Des mots prononcés distinctement (« la source ») restaureront la confiance, malgré tout, comme si la parole plus forte que l’expérience venait substituer à l’épreuve la nécessité (heureuse) du poème. Elle ne peut être démentie. Prononcer restaure le sens. « [P]orte entrebâillée » : cette fois, elle est tout autre puisque le poème l’a en quelque sorte fécondée et que l’on peut « approfondir la scène, hors cadre ». Les adjectifs de couleur, multiples, auront pour vocation de faire renaître la présence réconciliée et le poème, le phénix et la flamme : alors les « lettres initiales » seront la « résurgence ». Au cœur du dernier poème, un autre adverbe : « toujours ».
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
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NOTE d’AP : la lecture ci-dessus est une version développée de la note de lecture parue dans la revue Europe n°1082-1083-1084.
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