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« CHANTER SEUL COMME UNE FORÊT »
Anton. Articulé autour d’un T tonique, ce prénom bisyllabique résonne comme la promesse d’un ailleurs. Anton ? Comme Tchekhov, comme Dvořák, comme Bruckner, ou bien comme Webern ? Non ! Le personnage qui donne son nom au « conte philosophique » d’Alain Nouvel – Anton – n’est aucun de ces hommes. Enfin, presque, à une nuance près. Anton comme Alain ? Un personnage et son créateur. Anton ou le double d’Alain ? Peut-être.
Qui est donc Anton ? Si l’on s’en tient aux deux vignettes de couverture, Anton est un musicien. Organiste, pianiste, altiste, chanteur et chef d’orchestre. Comme Dvořák alors ? Non, comme Bruckner. Le compositeur autrichien. Ainsi le confirme l’ultime page de l’achevé d’imprimé de l’ouvrage :
Bruckner à l’orgue (1re) ;
Bruckner chef d’orchestre (4e).
Les deux silhouettes sont signées Otto Böhler, Vienne, vers 1890. Un artiste autrichien (1847 – 1913). Récit biographique alors ? Non point.
À y regarder de plus près, l’observateur attentif ne peut manquer de s’étonner de voir l’orgue, sur les hauteurs du buffet, s’enorgueillir de feuillages guerriers. Récit imaginaire ? Sans doute. Partiellement. La page de titre n’annonce-t-elle pas que le récit Anton appartient au genre du conte philosophique ? Ainsi l’imaginaire est-il bien présent dans ce récit d’Alain Nouvel, qui fait écho, à bien des égards, à un précédent recueil de nouvelles : Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest (éditions des Lisières, 2016). Ce récit semble être comme un Da capo. Ou bien comme une prolongation.
Pourtant Anton Bruckner est bien là entre les pages : « mon » Bruckner, dit de lui Alain Nouvel qui cite par ailleurs le musicien dans l’une des épigraphes (lettre à A.M. Storch, 11 décembre 1896) :
« Retiré du monde par principe,
mais aussi abandonné par lui,
Je m’étonnais et me réjouissais hautement
qu’un homme, au loin,
Se souvienne encore de moi ».
Portrait d’Alain Nouvel en Anton Bruckner, alors ? Anton Bruckner ou le double idéal, idéalisé, désiré ? Je ne suis pas loin de le penser.
« Même si toute ressemblance avec des êtres vivants ou morts est [bien entendu] entièrement fortuite… », la similitude (y compris physique) entre les deux hommes est frappante. Faut-il voir dans cette précaution littéraire une coquetterie, un goût de l’antiphrase ou le simple clin d’œil d’un auteur malicieux qui aime à ironiser jusque sur lui-même ? Peu importe. Ce qui importe, c’est de voir surgir cette similitude au fil de la plume, « encre sympathique » qui rend visible, en surimpression, en filigrane ou en contrepoint, ce qui ne l’était pas au commencement. Portrait de l’écrivain Alain Nouvel en artiste Anton Bruckner.
Le conte philosophico-biographique d’Alain Nouvel met en lumière le personnage énigmatique d’Anton. Un « déjanté », un « médiocre », aux allures de « bête forestière ». Un « vieil homme » tellement humain, tellement étranger à lui-même parce qu’étranger aux autres – au commencement du moins – qu’il en est émouvant. Faut-il voir dans cet « étranger » une résurgence du Meursault de Camus ? Un jumeau ou un double ?
Un conte cependant, au vu des apparitions/disparitions successives, le plus souvent poétiques, aériennes, sculptées par les vents qui soufflent autour d’Anton, dans la région des Baronnies ou dans la vallée du Petit Büech. Philosophique aussi, non pas tant dans la lignée d’un Candide voltairien – encore que l’Anton d’Alain Nouvel se révèle au fil des pages naïf et rêveur –, mais par le biais de la figure du « Théoricien disert », grand questionneur, grand admirateur des œuvres d’Anton, lequel ignore tout de lui. Et grand lecteur des romans de Giono :
« Le romancier, comme Noé dans son arche, y rassemble et loge des "réfugiés", des personnages venus lui demander asile […]. Parce que la seule arche qui puisse protéger du déluge du temps, mieux que toute maison et mieux que tout grenier, c’est la coque étanche d’un roman, bâtie depuis le cœur d’un romancier. »
En théoricien qui exprime alta voce ce qu’Anton cache au plus secret de lui-même, le double philosophique de l’auteur interroge :
« Si les réseaux nous condamnaient ? Ou plutôt, nous faisaient dire oui au déluge, à la noyade, à la mort de l’oubli en nous divertissant. »
Anton écoute, parfois distrait par les rumeurs de la vie, d’autres fois par la forme même que prend le discours chez son double, superposant sur sa parole ses propres images :
« Il discourait comme je joue de l’orgue, en déplaçant en rythme son centre de gravité, de façon à ce que sa langue, ses lèvres et ses mains, se posent sur les mots comme les miennes et mes pieds se posent sur les touches, les marches, à l’instant T. »
Face aux discours du Théoricien, Anton se lance à son tour et ose cette question : « Mais toi, au fond, qui tu es ? » Question réversible que l’on pourrait lui retourner : et toi, Anton, qui donc es-tu ?
Anton est celui qui dit de lui : « J’écris, je crie au monstre que je suis, au Minotaure au fond du Labyrinthe ». Il est celui qui se cherche à travers le miroir que lui tend son entourage. Ces êtres de chair et de rêve qui jalonnent sa vie, ses errances, ses doutes et qui l’accompagnent dans son cheminement. La « vieille au balcon » ; Aimée ; le Théoricien » ; la « Petite » ; le peintre ; Feng et les autres. Violaine, Virginie, Vitalie, « les trois déesses charnelles » capables d’abolir « les dieux-idées… ».
Selon le Théoricien, Anton est « le grand maître du vent ! ». Qu’il joue de l’orgue dans les églises ou de l’alto au col de Perty, la musique le suit partout où il va. C’est qu’Anton est un homme de la nature, tout proche d’elle, en symbiose quasi orgastique avec elle, pour ce qu’elle offre d’espace, de solitude, de liberté. Et de révélation. En cela, il se sait proche de son double idéal. Anton Bruckner. Comme le compositeur autrichien, fils de paysan, modelé par le limon de la terre et, comme lui, sensible à ce que la nature offre de plus exaltant à l’homme. Avec la musique.
Avec ses questionnements et ses discours, le Théoricien, tout en explorant sa part d’ombre, pousse Anton dans ses retranchements. Ensemble ils mettent au jour ce qui les compose l’un et l’autre :
« Nous rions lui et moi de bon cœur et je le laisse aller ; il me plaît comme un personnage. Il s’entoure de sa parole comme je m’entoure d’orgue et de chants. »
Dans le duo qui conduit leur échange, ce qui se révèle en ombre chinoise, c’est la personnalité de l’écrivain. Ses aspirations transparaissent dans la parole du théoricien – être reconnu (comme écrivain comme musicien), être admiré, être aimé. Par plusieurs femmes à la fois et en même temps. Ce à quoi il aspire aussi, c’est à être capable, comme La Fontaine jadis ou comme Jean Giono, d’inventer « le seul lieu qui leur soit vivable, un monde étanche et ignoré des assassins : leurs fables, leurs romans. »
Ensemble ils forment un Janus bifrons. Un avers et un revers, l’un habitant à Beauvoisin et Anton à Mauvoisin, le village d’en face, « versant nord ». Pourtant, tout n’est pas si simple, tout n’est pas si tranché. Le Théoricien se révèle un jour être un être de douleur. De cela il fait l’aveu à son ami :
« Tu ne sais pas ce que c’est de vivre double, triple ou trouble. Tu ne sauras jamais. La musique ça réunit quand la parole sépare. Tant pis, tant mieux pour toi. Tu es trop simple, trop uni, trop vivant pour ce que je suis. Moi, j’ai passé ma vie à dire oui, puis non, à me soumettre ou bien à fuir. »
Disparition du Théoricien. Pour Anton demeure l’orgue. Son orgue. Sa façon à lui « de monter au plus haut, et tout seul, à travers les tuyaux érigés, chanter seul comme une forêt… ».
Anton ? Un beau récit intimiste où s’exprime pleinement le lyrisme de l’écrivain. Et son talent de conteur. Tant musical que poétique.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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