Æncrages & Co, Collection Écri(peind)re, 2019.
Gravures d’Anne Slacik.
Prix de la Découverte poétique
Simone de Carfort de la Fondation de France 2016.
Lecture de Philippe Leuckx
Les vrais auteurs de voyages en poésie contemporaine sont rares : Timotéo Sergoï, connaisseur de Cendrars, Serge Delaive et quelques autres, dont Laura Tirandaz, qui, dans ce deuxième livre, offre un témoignage insigne sur un voyage en Amazonie profonde, avec une poésie subtile qui hisse les habitants perçus à une conscience juste de leur condition humaine, à protéger des mauvais regards, des clichés. Voyager, c’est « perdre des pays » selon Pessoa ; ici, voyager offre des vignettes de pure poésie, dans « l’attente d’un bus », dans l’observation d’un « Anglais » cossu, exhibant sa montre, dans la perception d’une nature et de « son vol de pélicans qui s’abattent sur le poisson », métaphore de certain tourisme ? « Le lac à peine éveillé », « à rio Bijano / Des feuilles fendues comme des sabots », « Le vent contrariait le sens du labourage » : autant de visions qui privilégient l’essence d’un monde à découvrir, « à découvert », à l’aune de ce constat « celle qui décrotte ses bottes avant le matin », tâche à laquelle s’assigne la poète : se décrasser le regard pour ne faire vibrer que l’essentiel. « Le monde une étoffe brûlante Retrouver les eaux de l’hiver dans le lit de l’été nous marchons côte à côte mes années liquides et moi ». Décrire au plus vrai, au plus juste et arrêter la vision sans doute pour que tout devienne ce poème que je lis, pour que par une capillarité intime se transfuse de la poète à moi ce voyage qui a changé le regard et fait entrer sans effraction les gens d’ailleurs, pour une communion d’âmes ? Les gravures d’Anne Slacik, fluides bleus d’ombres de corps, relaient exactement le propos aquatique de la poète sensible aux pirogues de la mémoire, celles qui « signent » les souvenirs âpres et beaux d’un voyage, de l’autre côté du monde, à l’envers de nos pauvres certitudes de nantis. Lévi-Strauss eût aimé ces textes fluides, très anthropologiques dans l’abord du monde. « Cayambe Dans le bus le coup d’œil des passagers nous traversons leurs questions pour nous asseoir Dieu reste près du rétroviseur La radio accompagne la sortie de scène de toutes ces vallées vertes ces vaches blanches Le lait frémit devient crème Tout ce temps pour qu’une chanson d’amour fasse le tour du monde ». La poète sait nommer la béance, la solitude, la suspension : « La nuit était douloureuse injuste comme une gifle pour l’enfant étourdi ». Dans la volonté évidente de nommer en les énumérant les « visages », les « amis qui se font des tendresses », de saisir « la nuit (qui) a cloué le sommeil », Laura Tirandaz nous donne à lire les traces épuisées de longs cheminements où la langue, l’effort d’écriture, la ferveur pour les gens et la justesse pour en conserver les images cernent la beauté dans ce qu’elle a de plus inaltérable, de plus partageable aussi : comme ce « quelqu’un » qui « s’est approché / dans la plainte des vaches / dans l’acquiescement des cochons ». Une fois le livre terminé, une fois le voyage remisé, que reste-t-il ? « [L]a vie m’a reprise », dit-elle… « je suis déjà rentrée », forme d’épilogue nostalgique (« Il n’y a plus de musique »). |
LAURA TIRANDAZ Source ■ Laura Tirandaz sur Terres de femmes ▼ → Guayasamín (extrait de Signer les souvenirs) → [Sillons des dunes sillons des cous des femmes] (extrait de Sillons) ■ Voir aussi ▼ → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) Signer les souvenirs de Laura Tirandaz → (sur le site d'Æncrages & Co) la fiche de l'éditeur sur Signer les souvenirs de Laura Tirandaz |
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