Nous vivons une vie plus grande que la nôtre, portant en nous tant d’histoires et de lieux, tant d’êtres. Ils peuplent notre mémoire de souvenirs insoupçonnés qu’un jour nos corps ou des voix, vivantes ou mortes, nous révèlent. Nous nous apercevons alors que notre âme les connaissait déjà. Traces empreintes, il ne nous reste plus qu’à les laisser remonter le courant de l’oubli jusqu’à nos lèvres qui les attendent, jusqu’à notre main qui les saisit pour en faire une ligne de mots brûlant au présent de l’écriture. Dans son roman, Les Impurs, publié en 2011 aux éditions Serge Safran, Caroline Boidé se tient à l’avant, au cœur et à l’arrière du temps pour faire surgir l’histoire d’un pays, l’Algérie, dont sa famille est en partie originaire. À travers le destin de ses deux personnages principaux, David et Malek, jeunes juif et musulmane, c’est sans doute un pan de sa propre généalogie qu’elle interroge mais aussi, plus largement, notre histoire collective, éclairant ainsi tout le questionnement de nos sociétés sur la complexité des origines et l’apport des cultures diverses qui les fondent. Elle nous renvoie par là-même à nos manières de vivre l’enracinement et l’exil, la proximité et la différence, l’amour et la séparation.
David est le narrateur interne du récit, et c’est à travers son regard que l’histoire de son amour avec Malek nous est contée. Toutefois, le point de vue de la jeune fille n’est pas absent, grâce à son « journal intime » qui lui est remis après sa mort. Le roman a une structure originale qui permet des mises en abyme et des retours en arrière. Construit en trois grandes parties, y sont insérés les cahiers et les feuillets que chacun des amants écrit dans un jeu de croisements aux doubles reflets. Ceux-ci nous permettent de mieux découvrir l’environnement historique et culturel, social et familial dans lequel ils évoluent mais aussi leur rapport singulier au monde et à l’autre.
La première partie, « Kalla ou la fiancée », relate la rencontre et le vécu d’une passion partagée. Éblouissement et fracture, leur relation est montrée dès sa naissance comme un possible dans la circonférence de l’impossible1. La société algérienne de l’époque est soumise aux traditions séculaires qui régissent l’ensemble des communautés, comme les identités propres. David en a conscience, le côtoiement et même l’imbrication des quartiers juifs et arabes, la ressemblance de leurs modes de vie n’empêchent pas les interdits. Arrivé à Alger pour travailler dans l’atelier d’ébénisterie de son frère aîné, le personnage vit le départ de Batna, sa ville d’origine, comme une libération du joug parental mais il reste sous surveillance. Dans ce cadre étroit s’inscrit sa rencontre avec Malek dont il voudrait préserver le secret. Mais parce que tout « se déroule dehors en Algérie », et donc sous le regard des autres, très vite leur relation est révélée à sa famille par les voisins et ils deviennent ensemble la proie des médisances, jugés et réprouvés, « des impurs », comme le souligne le titre.
Nous sommes en 1955 dans un pays méditerranéen, mais encore aujourd’hui, dans nombre de pays les préjugés religieux et le statut inférieur de la femme conservent le même poids. Le roman de Caroline Boidé a ce mérite de nous renvoyer sans cesse aux problèmes de notre contemporanéité. Dans la position de fils et de mâle, David lui-même n’est pas sans ambiguïté face aux codes en vigueur et à Malek, « cavalière libre et affranchie des servitudes sociales ». Elle le fascine mais aussi lui fait peur. L’attirance érotique qu’il éprouve est teintée d’un désir de possession et d’une demande dont il lui fait sentir la violence jusque dans l’étreinte. La liberté d’esprit de la jeune fille, son ouverture y compris sur le plan religieux, sa volonté d’un amour assumé défient toutes les convenances. Sa capacité de jouissance, couplée parfois de réserve et de silence, l’inquiète. On le sent non seulement prêt à plier devant la loi des pères mais aussi enclin à asservir son amante, même à distance. La suite du récit, malgré les confessions les regrets et la souffrance, le montre plutôt comme un anti-héros, sans réelle grandeur ni dans l’amour, ni dans la rupture, ni dans le mariage arrangé.
L’auteure fait de Malek la vraie héroïne du roman. Le mystère de son incroyable affranchissement, la force de ses choix, sa quête d’absolu se dévoilent pleinement dans la deuxième partie, « Malek ou l’ange ». La jeune musulmane, elle le confie dans ses feuillets, a été mise au ban de sa famille à cause de sa passion pour les livres et de son désir d’émancipation et d’écriture : « Mon père m’a dit le monde ne passera pas par toi. Tu n’en transmettras rien car ce n’est pas convenable… Tu ne peux pas faire ce que tu veux de la matière de ta vie, Malek. Elle appartient aux autres autant qu’à toi… C’est une faute d’écrire… Pour nous, c’est une honte ». Sa résistance à la soumission la voue inexorablement à la solitude, à l’opprobre et à un abandon qui annoncent l’effondrement final et sa mort tragique : le cerveau détruit, le corps vidé de son sang, elle meurt parce que déjà « consumée », privée de l’amour et de sa vitalité.
Caroline Boidé nous offre un portrait de femme où chacune de nous, d’une façon ou d’une autre, peut se reconnaître. L’histoire des femmes est tissée de ces vies aliénées, sacrifiées sur l’autel de la domination et de la misogynie dont toutes font un jour l’expérience. Dans La Création étouffée, Duras raconte comment elle-même, à la même époque que celle du roman, a dû mener un combat contre toutes les interdictions, dont celle de se vouloir écrivain. Elle appartenait pourtant à un milieu d’intellectuels français, a priori plus propice. La lutte pour l’émancipation est sans fin, souligne-t-elle plus tard, et l’on voit aujourd’hui combien celle-ci peut régresser sous le couvert de la religion ou de la mondialisation. Ce roman nous offre un émouvant personnage de femme dont la présence permet au narrateur masculin et, par-delà lui, au lecteur, d’accéder à un autre regard sur la beauté des corps, la sensualité des odeurs, des parfums, des mets, à une autre écoute des paysages et des musiques de la terre algérienne. Malek vit son amour comme une voie ouverte, charnelle et mystique, vers l’humain et vers Dieu. L’écriture lyrique et précise, sensitive et imagée de Caroline Boidé nous fait partager tout un univers en partie disparu. Sur le fil de ces vies qui cherchent une improbable harmonie s’entrevoit la capacité d’une coexistence pacifique des communautés et de leurs cultures, à l’instant même où la guerre d’Algérie en train de s’installer détruit leur fragile équilibre et que débutent les exactions les plus atroces, attentats, torture et égorgements qu’égrènent les carnets de David en même temps que les petits bonheurs du quotidien. Après sa trahison à l’amour, et la mort de Malek, l’espoir semble s’éloigner et la séparation entre juifs et musulmans puis Français se concrétiser davantage.
Dans la dernière partie du roman, « Avèlim ou les endeuillés », nous assistons à toutes les formes personnelles et collectives du déchirement et de l’exil puisque David, après avoir perdu son aimée, perd aussi quelques années plus tard son pays. Assigné à son identité juive et française, il devient « un rapatrié » alors qu’il n’a connu et aimé que la terre native de ses ancêtres algériens dont il soutient la décolonisation mais s’effraie des conséquences que Camus a lui aussi dénoncées. « Algérie, mon enfance, mon amour » : la fin du livre est un plaidoyer contre la violence, une prière « pour rassembler cette terre » et ses enfants. David, face à tous les échecs programmés d’un accord, y fait aussi le bilan de sa vie « passée, dit-il, hors de lui-même », « arraché » d’abord à l’amour, puis « à l’Algérie du juif de Batna pour une race éteinte sur une terre d’asile ». Sur le bateau de l’exil ne lui restent que l’effluve évanescente du parfum de Malek et sa fille Esther, devenue son « rempart » contre la mort.
Ce roman est donc non seulement un roman d’apprentissage en résonance avec une période douloureuse de notre histoire commune avec l’Algérie mais aussi un roman sur les pouvoirs de l’écriture, sa capacité à éclairer la vie et à parler ce que l’on tait. Ainsi en est-il pour David et Malek qui accèdent chacun au réel qui les entoure et à leur propre intériorité en écrivant leurs « journaux ». La prose de Caroline Boidé dans son intensité de langue et sa quête des origines nous aide à sentir et à penser à la racine du temps et de l’être. La lisant, surgit un monde fait de réminiscences, de visages croisés, d’évènements vécus rêvés, et de tant de lectures inoubliées ; elle lève tout un tissu de réflexions où résonnent les problèmes de notre société en quête de son passé, de ses identités et d’un sens. Les Impurs nous rappelle la beauté et la difficulté de l’altérité et du lien, la nécessité de défier l’augure2 et d’apaiser la tragédie par le dialogue. Son écriture est une invite à accueillir le legs d’une terre commune à réinventer – comme l’humain.
Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
pour Terres de femmes
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1. Roberto Juarroz
2. Hélène Cixous
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