Tarabuste éditeur, Collection DOUTE B.A.T., 2019.
Lecture d’Angèle Paoli
« DANS L’ASYNDÈTE DU MONDE » Philosophe et botaniste, amoureuse de la nature dont elle a une connaissance tout à la fois encyclopédique et personnelle, faite d’expérience, d’observation et d’amour, Denise Le Dantec est une artiste dont les carnets regorgent de trésors. Croquis et dessins, esquisses et aquarelles sont chez elle indissociables du monde de la poésie. Les grands poètes des siècles derniers n’ont pas de secrets pour elle et sa propre poésie leur accorde une place de choix. D’origine bretonne – son amour pour L’Île Grande n’est-il pas son amour le plus cher ? –, elle est la fière descendante de druides celtes. Fidèle à ses ancêtres, Denise Le Dantec est versée en cosmologie et détient des secrets qu’elle est seule à connaître. Magicienne, experte en constellations et en mystères, elle est une véritable pythie qui nous rappelle que la poésie est souffle et la parole, cryptée et divinatoire. Elle est celle qui écrit : « Sur la photo Je suis Isis Mon rêve est Gnostique – Il fait noir » Placé sous les auspices de la musique, son dernier recueil poétique – La Seconde augmentée – convoque et assemble tout le patrimoine culturel qui est le sien. Mythologique / chamanique / druidique / astrologique / musical. Poétique et historique… Mystérieux et original, le titre emprunte au domaine musical la notion d’intervalle. Il invite ainsi la lectrice que je suis à s’interroger sur le « mouvement disjoint » auquel la définition de cette « seconde augmentée », mise en exergue, fait allusion. L’adjectif « disjoint » est-il à prendre au pied de la lettre ? Quels sont dans la poésie même de ce recueil les effets de cette disjonction ? Je ne suis pas certaine de parvenir à esquisser une réponse. La suite de cette note de lecture le dira. Peut-être. L’univers premier de la poète est celui de la magie. Fille de druides, elle a hérité de savoirs occultes, planètes et plantes, breuvages et solstices. Elle tient à sa disposition recettes et formules, parfois inquiétantes : « Écrasez le vert de l’absinthe dans un disque avec euphraises, mauves et débrouillardises. Tournez. Ne parlez plus jamais. » Ou encore : POUR SALUER L’AUTOMNE, ON PEUT : – POSER UNE FEUILLE D’OR (enduire d’un gesso ; souffler sur la feuille pour l’humidifier ; la brunir) – LIRE UN POÈME DE GUILLAUME APOLLINAIRE – FAIRE LES DEUX En poète initiée, Denise Le Dantec interprète les rituels ainsi que les pratiques qui les caractérisent : « Quelques-uns écrivent autour de la pierre naufragée, à la surface de l’eau ». Des chamanes, elle possède des talents qu’elle éprouve au cours de ses journées d’automne : « Entre deux lessives comme entre deux textes. Qu’est-ce que les heures après une journée ? Elle coud la feuille de laurier avec la première page. Bêche avec un pied. Trempe son balai dans la rivière. Mange des grenouilles. Attend la Résurrection. » Maîtresse es-« mécaniques célestes », elle s’ingénie à réunir ce qui au monde s’oppose. « La pesée du Soleil et la pesée de la Terre. Nos heures primordiales. Nos courbes souterraines. » Elle fait confiance aux vents pour rassembler ce qui en elle sépare. Rejoindre/délivrer/coudre sont des verbes qu’elle affectionne. La poète visionnaire évolue dans une dimension sienne dont elle est seule à posséder les clés. Tout à la fois spectatrice et actrice : « J’assiste à la comptabilité des semences. À la collecte des fleurs. Je touche au bois des choses. La lune apparaît et disparaît. Je vois la lumière où elle n’existe pas. » Cependant, au cœur même de cet univers dont elle a une parfaite maîtrise, la poète n’est en rien coupée de l’Histoire. C’est avec l’Histoire que s’établit, me semble-t-il, la disjonction majeure de ce recueil. Et avec l’inclusion soudaine de poèmes ayant une relation avec le passé de l’immédiat après-guerre. Cet ensemble de poèmes introduit une rupture dans le temps idéal de l’enfance. Et dans le recueil. Il diffère en effet par sa tonalité et par les références récurrentes à un vécu douloureux. De cosmiques, chamaniques et stellaires, les poèmes deviennent historiques, lourds de menaces. « L’ange de l’Histoire » a fait irruption dans la vie de l’enfant : « Issue du brouillard, l’enfant. Son chapeau rouge Avec les noms des saisons brodés dessus Et les étoiles… ». L’Histoire charrie avec elle les noms qui ont marqué ces temps de noirceur et d’angoisse. Elle fait le jeu de la peste. De toutes les formes de peste. Noire. Rouge. Brune. Nombreuses sont les allusions aux signes funestes qui ont assombri son époque. Ainsi de l’ensemble de ces vers : « Peste noire Peste rouge. L’après-guerre a duré plus longtemps que prévu. Les femmes-des-ruines Amassent des briques Dans les rues Europe Apporte un pain Que nous modelons – Avec nos poings Salomé danse entre lune et étoile dans une rue du ghetto. Les violons se taisent. Une voiture Ford s’arrête à l’entrée du champ Peste brune – Masquant la lune À la lune Le tournis des jours. Les soulèvements rimbaldiens. Marina Tsvetaïeva : « Il n’y a pas de réponse/ il y a des apostrophes – des résonances ». Nombreuses sont les interrogations qui ponctuent le long poème. Époques et espaces se mêlent dans un brouhaha indistinct ; annonciateur du pire. « Le cadran saigne ». « Est-ce que tu entends Ce que j’entends ? – Des rumeurs sur une guerre Proche. » En ces temps d’incertitude, la poète convoque les voix qui lui sont chères. Peut-être est-ce un appel à l’aide ? Mandelstam/Tsvetaïeva/Celan/Artaud/Rimbaud/Gertrud Kolmar… Et Ezra Pound, pour retrouver la voie de la poésie : « Venez, mes poèmes, parlons de perfection : nous nous rendrons passablement odieux ». Et la poète de poursuivre avec sa propre voix : « N’écris Que ce qui est : La furie des vents La femme nue – Le vol des bernaches ». L’inquiétude demeure qui rappelle la noirceur du Welt. Dans ce contexte où dominent les signes noirs, la poésie peut-elle encore quelque chose ? « – Cela finira-t-il par s’arranger ? Écrire ici est un échec. » Et la poète de définir génialement son inquiétude dans cet aveu : « Je cours dans l’asyndète du monde, l’anaphore patience, patience me poursuit ». Par-delà cette disjonction majeure en lien avec l’Histoire, il me semble en discerner de plus simples, de plus immédiates. Le mouvement disjoint ne provient-il pas également de l’association des contraires ? De leur juxtaposition ? Nombreux sont les vers qui vont par paire, constituant ainsi un mouvement diatonique : « je déploie sa surface je ne déploie pas … » ou encore : « Je passe sous le pont Je passe pas (Je recommence) Et plus loin : « Je vis Je ne vis pas … » Ou ici, dans ce très beau passage, qui pourrait résumer à lui seul la geste cosmique et unificatrice de la poète : « je confonds les dangers ce qui tombe et ce qui s’élève le monde et la destruction du monde mon passé est présent mon futur est présent mes gestes sont les variations de courant atmosphérique ». D’autres formes de disjonctions apparaissent, dont la présence de caractères italiques au cœur du poème – citations latines, noms de fleurs. Ou encore dans l’usage de l’italique pour un seul et même poème. Ainsi de ce curieux poème aux accents liturgiques qui occupe toute une page : « C’est ma honte Mon pain d’escargot Ma caisse de carton Ma raison aux cinq doigts Ma prosopopée crasseuse Le beurre de mes sacrements ». La scansion latine, de nature aussi musicale sans doute, rythme ces vers. Une façon poétique pour la poète de décliner le mystère de son âge : « – je n’ai pas cent ans une brève une longue une brève illimitée… » Ailleurs, dans un long poème en italiques, l’alliance jonction/disjonction assure aux vers leur mouvement de balancier : « entre le céleste & le terrestre… » […] « qui se tourne & se retourne […] » Une fois éprouvés au plus près ces mouvements binaires, une fois éprouvée la malveillance des Nornes – lesquelles président au destin de tout un chacun et de tous –, Denise Le Dantec renoue avec ses rites ancestraux. Visionnaire, elle convoque « les choses cachées » et s’en remet à cet aveu qui résume tout son être : « Mon image du monde selon les quatre saisons ». Forte de cette grande sagesse, la poète restitue à l’histoire les lucioles perdues. Elle rassemble dans sa main d’or tout ce qui constitue l’essentiel de sa vie et nous fait don de la beauté qu’elle cultive avec art. |
DENISE LE DANTEC Image, G.AdC ■ Denise Le Dantec sur Terres de femmes ▼ → [La Seine est verte] (extrait de La Seconde augmentée) → [Beau temps sur la planète] (extrait d'ENHEDUANNA) → 29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran → [« ceci est l’espace de la transparence »](poème extrait d’et je t’embrasse) → Mémoire des dunes → Mémoire des dunes (extrait de 7 Soleils & autres poèmes) → [J’ai pris la perspective du rossignol](extrait de La Strophe d’après) → Guillevic | À Denise Le Dantec → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Où quand → (dans la Galerie Visages de femmes) le Portrait de Denise Le Dantec (+ un extrait de l’Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes) |
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