« ACCROÎTRE LE SONGE
D’UN BOUQUET IMMORTEL »
Les fleurs. Le chemin. Pour la poète Isabelle Lévesque, les deux sont indissociables, comme les lianes de la salsepareille qui se tressent au chêne qu’elles enserrent. Ainsi du Chemin des centaurées, son dernier recueil de poésie publié par les éditions L’herbe qui tremble.
Avant même que ne s’ouvre la sente qui mène au poème, deux voix sont présentes. Deux voix chères à la poète. La voix d’Éric Sautou, la voix de Thierry Metz. Un « je » énonce l’appartenance au chemin (Thierry Metz) ; un « nous » conjugue le partage (Éric Sautou). Une troisième voix point, celle de la poète, pour dire le « commencement ». Quatre vers président à la création poétique. Douze mots suffisent à annoncer l’attente de l’autre.
Manque encore une étape au lecteur avant qu’il ne s’engage sur le fil des mois et des saisons. Avant qu’il ne rejoigne à son tour, patiemment, « le chemin de fleurs ». Lointain encore. Le « chemin des centaurées ».
Un poème d’ouverture, aussi mystérieux qu’isolé, en trois strophes, réparties sur neuf vers. Le verso du miroir, un tain griffé de deux assertions qui disent l’état d’esprit de la poète :
« [N]ous sommes
passants de notre histoire relue.
Le signe vif, serment silencieux,
ne craint ni l’oubli ni la nuit. »
Chemin des centaurées peut alors s’ouvrir, qui s’inscrit dans la course des saisons solaires et se décline sur cinq mois que signent le passage des fleurs et le gué de l’amour. Un parcours floral amoureux où alternent mousses et aubiers, anémones et boutons d’or, colza et pommiers, « jacinthes (ensevelies) »… Et coquelicots, aussi : la fleur aimée parmi toutes par la poète. De mars au solstice d’été, et tant soit peu au-delà, le chemin se parcourt de vif en vif, depuis l’éclat doré de la première de couverture, sa lumière puissante où s’ancrent deux fleurs, deux silhouettes au bleu profond tacheté de rouge. Jusqu’aux ramures sombres de l’arbre qui clôt le recueil, puissamment dressé et solitaire. Dix peintures jalonnent l’ouvrage. Superbes. Une explosion de couleurs et de beauté. Par sa force et sa lumière vibratile, la peinture de Fabrice Rebeyrolle est un appel fulgurant à s’engager derrière les mots, dans les senteurs de sous-bois, à la recherche de ce qui fut. Passage.
Avec « Mars » s’ouvre « L’Arche » qu’introduit la première toile du peintre, pareille à des lés vert-de-gris, piquetés de pépites rouges voletant librement dans l’espace. Une fête de couleurs. Puis vient « Avril », questionné dans son identité : « Son Nom » ? Éclate alors le bleu Rebeyrolle. Pleine page. Moucheté de blanc. Bleu centaurées ? Les pétales esquissés de la fleur évoquent ceux de l’iris. Viennent « Mai » et sa « Ronde », soulignés par le peintre par un mélange subtil de blancs mousseux, de verts d’eau et de bruns. Au centre, une fleur enclose dans un froissement de pétales crème. Autour d’elle satellitent météores brunes et éclats de soleil. « Juin » frémit. « Tonnerre ! ». Les fleurs blanches s’éparpillent qui flottent mer et ciel sur un horizon de bleu. « Depuis le solstice » — « Souverain penché » — est annoncé par une toile singulière que se partagent, de manière inégale, les anthracites et le jaune d’or. Une coulée jaune et rouge divise la toile à la verticale. Pareille à une cheminée de volcan. Tandis qu’à l’horizon une nappe fauve striée de bandes vermillon recouvre le cratère. D’autres toiles ponctuent le poème. Une fleur rouge aux pétales sombres occupe une page d’« Avril » ; en juin s’envolent trois fleurs montgolfières, écloses dans une évanescence de blancs grisés. Avec, toujours, ici et là, une touche de vermillon. Dans la dernière section du recueil, deux rouges vifs éclatent flamboyants. Fête de coquelicots sur un jaune solaire. Mais les centaurées ? Leur bleu, on s’en souvient, se rencogne sur l’or vibrant de la première de couverture, toutes les nuances de l’azur essaimant au long des pages. La ronde des fleurs est ainsi bouclée. Ronde des fleurs et des saisons. Du bleuet vivace au coquelicot. Ronde de l’amour, depuis son éclosion jusqu’au déclin qu’annonce l’orage.
L’arche de « Mars » ouvre l’avancée, de poème en poème. Elle est arceau de branches et de frondaisons qui se penche sur les amants, sur leur alliance en voie de germination. Sur fond de « bleu léger », de gel, encore, de « brumes », toujours.
« Les buissons témoignent : nous sommes
le passage assidu des branches nues. »
Traverser, cela ne se fait pas aussi aisément. L’hiver, porteur de songes, persiste par touches. Il laisse en suspens les questions et il égare. L’attente perdure, qui a séparé les amants : « Je t’attendais, l’hiver fut creusé d’âpres jours blancs. » D’autres arches surgissent, celle du colza et celle des pommiers, qui signent l’union « pour le soleil, l’éclat, naître. » Puis vient celle, plus visuelle et plus tendre, de l’âme et de l’amour :
« Âme.
En circonflexe.
Amour. »
Mais toujours s’affirme le désir de cheminer ensemble, de faire mémoire du vécu, de « recommencer ». L’hiver se clôt sur l’alliance renouée :
« Au printemps premier, ta préférence
de rêve me cercle. La nuit revient
pour éveiller ce mystère. »
Survient avril, ses promesses « en semences de ciel ». S’affirme le désir. « Je » omniprésent :
« Je t’ai cherché. J’ai pris appui sur nos images :
coque bleue, embarcations, île Tomé… ».
Qui est cet autre ? Ce « tu » dont le lecteur cherche la trace à travers semis des mots et semis des îles (de Tomé à Féroé) :
« tu es ancré, muré, ponctué de signes
où coule l’encre diluée. »
L’autre semble ne subsister que dans les souvenirs, et la vie de la poète se dilue elle aussi, ancrée sur l’absence. Laquelle alimente l’écriture. Ce qui subsiste de ce qui fut, c’est la souffrance, porteuse de sa part d’incompréhension. Mystérieux, les vers laissent affleurer des bribes de sens. Ambiguïtés qui se dérobent à la clarté. Jouer sur l’indicible, tel est le don de la poète :
« Où tu reviens ne cède pas :
les passants se retournent,
rien ne se résout. »
Tout en cheminant, la poète tisse son œuvre. Passée ; en devenir. Parsemée de lucioles perceptibles. Toujours un même fil court d’un recueil à l’autre. « Fil de givre », « Nu fil d’avril ». « Fil de l’écriture ». « Fil blanc ». Patiemment la poète-tisseuse crée au fil du temps le monde auquel elle croit ou aspire, qu’elle crée pour assurer sa respiration. Un monde en symbiose avec son être. Le sous-bois est son livre. Les chemins qu’elle ouvre à travers mousses et plantes sont autant de liens qu’elle noue avec la poésie. L’arbre, les vallons, la forêt, le passé, les mots, les feuilles et les mains de l’aimé sont les signes qui relient entre eux tous les anneaux de l’arche. Quelque chose des jeux de l’enfance, mystère et initiations, demeure encore dans la relation amoureuse que la narratrice-poète entretient avec l’autre et avec le passé qu’ensemble ils ont partagé. « Avril », incertain encore, joue entre promesses de renouveau et de vitalité et se tient sur ses gardes. Car le temps est cruel, qui éconduit, disperse, efface. Ruine :
« Demain
nous serons bredouillants affamés,
écrivant notre histoire depuis précipiter. »
« Mai » s’ouvre en clarté et en rondeur. Le « jour blanc de l’aube » / la « pâleur de guerre de mai » / les « anémones fines et blanches ». La ronde — et ses complices, tout un champ sémantique de mots riverains par le sens ou par les sonorités — noue avec son cercle la danse des amants. Les jeux se précisent. La poète invente les signes qui l’unissent à l’être aimé. Elle est celle qui nomme, elle est celle qui donne vie à l’existence de l’autre.
« Je te vois : tu ne bouges pas. »
Et quelques vers plus bas, dans le même poème :
« Je t’effleure. Lorsque je danse autour de toi,
tu deviens un nom – tu es
l’écorce et la sève. »
Le « je » et le « tu » conjuguent en alternance leurs verbes et se retrouvent en « nous ». La ronde et ses passions ébauchent les cercles du futur :
« Je t’emmènerai.
Nous écrirons les contraires
et poserons ici les feuilles. »
Quant à l’arche de mars, elle poursuit son œuvre d’alliance. L’heure est à la perfection des signes. Tout se vit autour. Danse ivre entre rêves et arbres :
« Nous goûtons le retour. Agapes.
— Lumière. »
Le « chemin de paille » de mai conjugue avec bonheur présent et futur. Les premiers bleuets — autre appellation des centaurées — font leur apparition. Des indices bleus se disséminent à travers strophes, qui gagnent l’or des blés. Couleurs et sons fusionnent dans les vers. Comme sur les toiles de Fabrice Rebeyrolle.
Juin bleu balance. Entre poème bleu et blé. Entre rêves vécus, rires et larmes, étreintes et jeux ; entre éclairs de lucidité, souvenirs et espoirs. Des signes avant-coureurs s’immiscent, qui atteignent coquelicots et amants. Puis éclatent :
« Au tableau, quelle ombre soudain ?
Tonnerre ! »
Le désordre amoureux se métamorphose. Sur les lèvres, les mots jaillissent, couleurs de griffes et de sang, le ton se fait menace, la guerre couve puis éclate. Les interrogations fusent, qui blessent. Lorsque le calme revient qui laisse place aux larmes — « Quand il a plu sur le jour, que reste-t-il ?... —, la tonalité élégiaque a gagné les poèmes de juin :
« Je dissous la peine,
les images fixes. Je photographie les larmes.
Il pleut si fort ! »
La poète-narratrice n’est jamais à court de ressources. Elle reprend ses esprits, remodèle ses projets, retrouve son chemin d’alliances : « berceau, arche/de brindilles bleues ». Avec l’éclaircie, la déesse reprend souffle, qui façonne à nouveau le futur et l’être aimé :
« Tu serreras le corps chaud et frais
des contraires, tu seras unique offert
en sacrifice de jour sur le blé du soleil
à midi, pleine cible ».
Mais le destin de l’amant est autre et la séparation approche. Les promesses rejoignent « les tiroirs secrets ». Les bras de l’amant « remontent des armes de centaurées ».
Avec le solstice donné à vivre dans la solitude s’affirme la défaite. Fleur souveraine, le coquelicot penche, son corps léger soumis à l’éphémère. Un seul jour suffit à sa splendeur et à son inclinaison. Tout se compte/se décompte/se conte sur un même chiffre. Une seule date — 25 août —, emblématique du désir. Rencontre et retrouvailles. Promesses de renouement avec le chemin des centaurées.
L’Ulysse voyageur reviendra-t-il ?
« Je t’emmènerai
sur le chemin des centaurées. »
Ainsi promet la poète, toute au charme de son désir. Car son rêve d’été est intact.
« Accroître le songe
d’un bouquet immortel. »
La ronde des jours solaires interrompue, le dialogue se renoue, intense, avec le peintre Fabrice Rebeyrolle. Ensemble la poète et le peintre parviennent à une osmose parfaite pour un recueil de poésie-peinture éblouissant de lumière et de beauté.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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