Paola Pigani, Le Cœur des mortels,
éditions La Passe du vent, 2019.
Photographies de Gilles Vugliano.
Lecture de Michel Ménaché
Après Indovina (« Devine »), chez le même éditeur — La Passe du vent —, le nouveau recueil de la romancière et poète Paola Pigani nous entraîne dans une exploration sensible de l’agglomération lyonnaise en regard des remarquables photographies en noir et blanc de Gilles Vugliano. Entre Rhône et Saône, sur les quais et les ponts, le long des rails des tramways, au déroulé du ballast des voies ferrées, dans les recoins obscurs, le photographe, sans artifice, capte la croisée des perspectives, fixe ce qui dans l’enchevêtrement des architectures est mouvement, énergie en chantier, façades à l’abandon. Il redonne visibilité aux flâneurs et aux sinistrés de l’exclusion urbaine... En exergue de ce bel ouvrage, Paola Pigani retient deux vers de Baudelaire à laquelle son titre se réfère : « La forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel » (in « Le cygne », "Tableaux parisiens", Les Fleurs du Mal). Et, par le poème, l’auteure retrouve l’humanité sous la dureté de la pierre, l’émotion derrière la froideur du fer et du béton, tandis que, invitation au voyage, les ponts et les rails nous poussent à grandes enjambées, tel Cendrars, vers de lointains Orénoque — sans barrage —, aux carrefours de tous les imaginaires…
L’encre du poème se fond dans les marges, en contrepoint ou au dos des images, avec une économie exemplaire. Il ne s’agit pour Paola Pigani ni de décrire ni de commenter. La chair des mots pénètre là où l’objectif du photographe n’a pu aller, là où l’émotion se dénoue. La langue irrigue la page, donne à voir au-delà du visible :
« Tu suis le cours du fleuve
Des murs montent
Des ombres glissent
S’écoule le sang épais de nos rêves ».
L’alchimie du noir et blanc ne s’arrête pas à l’œil, c’est tout le corps qui absorbe, tous sens en éveil :
« Dans le mouvement des nuages
Tu partiras
Téter la lumière ».
Le gigantisme des architectures isole les êtres en les empilant et en les cloisonnant :
« Entre le souvenir de l’arbre
Et le rêve d’une tour de quinze étages
Un gros cœur bat déjà dans le plein midi translucide
Demain il y aura trop de fenêtres où se pencher ».
Et quand l’urbanisme tentaculaire déborde à l’infini :
« Il y a
Des fraternités au bord du vide
[…]
La ville n’a plus de rives
À corps perdus
Nous sommes
En elle ».
Par le poème, le questionnement existentiel de l’auteure transcende l’asphalte, repousse l’horizon :
« Contre le vent
Contre le froid
Y a-t-il une géométrie de la joie ?
Pour décoller nos yeux des pavés ».
Quant aux isoloirs miniaturisés de la communication désincarnée, nos caresses se perdent, s’encrassent à fleur d’ego poisseux :
« Sur l’écran gras de nos Smartphones
La buée de nos bouches
Nos traces de doigts
Des messages inachevés
Des baisers comme des verres sales ».
À travers les images de Gilles Vugliano, le regard de Paola Pigani sur la ville s’obscurcit des structures noires qui cisaillent l’espace tout en aspirant à la lumière des nuances de blanc. Comme ce territoire du cœur des mortels incite à se réapproprier un monde à visage humain :
« Dans les herbes hautes
Penser aux vivants
Ils vont et viennent
Ignorent le ciel
Qui chavire
Sur la banlieue
Terre à partir ».
Michel Ménaché
pour Terres de femmes
D.R. Texte Michel Ménaché
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