Éditions LansKine, 2017.
Lecture de Sylvie Fabre G.
ET NOUS À L’HEURE DES MARÉES _____________________ À Luce Guilbaud qui écrit la vie à chaque pas « Vagues sans cesse dès l’origine et nous à l’heure des marées prenons le pouls du temps, marchons simplement sur le sable », écrit Luce Guilbaud dans Demain l’instant du large, paru récemment aux éditions LansKine. Et c’est comme une invite, aussi légère que grave, car la quête de vie qui se déploie dans les poèmes n’occulte pas les angoisses de la séparation et de la perte. Tous les thèmes centraux de l’œuvre de l’auteur sont réunis dans ce dernier livre, si l’on rajoute l’importance de l’univers maritime, la figure de la femme et l’écriture en vigie. La poète-narratrice y apparaît à la fois comme celle qui connaît la mer, l’habite aux côtés de l’homme aimé et comme sa rivale qui demeure sur la rive à l’attendre, à espérer — et à écrire. N’arpente-t-elle pas depuis longtemps avec son corps et ses mots cet estran, cette limite entre sable eau et ciel où les éléments se rencontrent, où les êtres, terriens et marins, se rejoignent pour s’aimer, se quitter et souffrir ? Là se tient peut-être la vie, et assurément sa vie à elle, de femme et de créatrice. Le recueil commence par l’évocation d’un départ en mer. « Passer la ligne c’est le modèle » pour l’homme libre, pour le migrateur qui choisit le grand large où tracer son sillage sur les « sentiers liquides » et rejoindre l’inconnu, toujours en avant de soi. Le marin aimé, ce « tu » à qui s’adresse la narratrice, est le même que le protagoniste d’Appels en absence et de nombre d’autres livres de l’auteur. Le désir d’un ailleurs, d’un ouvert, ne peut finir, et si cet homme au « sac de mer toujours prêt » revient, c’est pour mieux repartir. La poète l’identifie au Marin de Gibraltar, personnage durassien, car celui-ci répond au même appel irrésistible, est peut-être dans la même errance, gardant lui aussi mémoire d’un jardin et d’oiseaux perdus. Elle tente de lutter pour que sa maison ne soit pas seulement une escale sur les routes de sa navigation. Mais ni son amour ni les pouvoirs de sa parole ni ses pleurs ne suffisent à le retenir définitivement au port. Luce Guilbaud ravive des récits et des images qui nous immergent dans la réminiscence des œuvres de Hugo, de Baudelaire ou même de Rimbaud pour dépeindre l’univers marin et nous faire sentir la force d’attractivité du voyage. Elle évoque la rêverie sur les cartes, l’attrait de l’exotisme et l’ivresse de l’aventure. L’océan aux « douceurs alizées » et aux « gouffres amers » ne permet-il pas la fusion autant que la confrontation avec les éléments naturels, expériences extrêmes ? Et elle nous rappelle que celui-ci a toujours fasciné les vivants et recelé les morts. La poète se place dans la lignée des femmes qui vivent le poids grandissant des séparations et qui tremblent du possible naufrage, physique affectif ou psychique, menaçant l’existence de cet homme et la sienne. Pour conjurer cela, elle n’a que sa langue de poète frottée aux grands fonds et aux embruns, mariée aux oiseaux et aux plantes. Elle accomplit sa propre traversée, mentale et langagière, sur des pages livrées à « l’ordre des vents ». Elle seule peut réussir à établir le lien entre mer et rivage à la beauté sauvage, entre bateau et maison, symbole de l’union. Les poèmes, narratifs ou méditatifs à la troisième personne (parfois dans le monologue intérieur d’un « je » intime, parfois introduisant au dialogue silencieux avec le « nous » et le « on », compagnon ou lecteur), traduisent ce que capte son regard, ce qui habite sa pensée, ce qui hante sa mémoire. Dans ces poèmes, les strophes décrochées, les vers de longueur variable, l’importance des blancs et des italiques ont une rythmique particulière, à la fois dynamique, sensible et émotionnelle. Tout l’art de Luce Guilbaud est de lutter avec les mots à hauteur de femme, l’enjeu étant que la parole gagne sur le silence et la présence sur la mort. On sait par sa biographie et par sa poésie que, depuis l’enfance, Luce Guilbaud est familière de l’univers de la mer, même si elle s’en est un temps éloignée. Son imaginaire et sa langue s’ancrent dans les paysages de sa Vendée natale ou de la Charente proche. La force de ses poèmes est de mettre en résonance espace intérieur et espace extérieur. Toute la puissance des métaphores, si nombreuses dans le recueil, toute la richesse de son lexique jouent sur l’observation attentive du réel et entremêlent monde marin, terrestre et humain. Si l’homme aimé parcourt les océans, la femme à terre reste dans la proximité physique et pensive de l’eau, et peu importe que celle-ci ait « l’implacable gris de la mer d’hiver » ou « le vert profond et noir presque » de la rivière, peu importe encore qu’elle appartienne au proche estuaire charentais ou à la lointaine Égée. Les registres du texte, tour à tour tragique ou dramatique, ironique ou lyrique, varient selon les saisons, les sentiments et les états de l’âme. À travers eux se dessinent les lieux de la présence commune, du partage de la maison, du jardin, des promenades sur la plage, du bateau des vacances, ces moments de bonheur où pour les amants la douleur s’oublie, avant de s’exacerber à nouveau pour la femme : « tu dis que nous n’aurons plus le temps de mesurer les vagues et que tu partiras encore repousser l’horizon repousser l’avenir sans savoir. ». Dans Risques et reliques, un des autres recueils de Luce Guilbaud, paru en 2016 et dédié à « toutes celles qui ont su, connu, tenu la parole », la poète affirme que même « suppliante – priante – désirante », et l’on pourrait ajouter aimante et « écrivante », la femme reste cette amoureuse « qui démonte une à une les étoiles mortes ». Qui ne cesse de chercher l’absolu. Son manque ne peut être comblé ni par le flux et reflux du désir, ni par le bleu « colonisé par la mer », ni même sans doute par le vent des mots qui souffle sur la page et dénude jusqu’à l’os, tel l’amour. Comme l’écrit Rilke, « toujours l’aimante surpasse l’aimée / parce que la vie est plus grande que le destin ». Luce Guilbaud invoque les grandes figures mythologiques, dont Vénus, Méduse et surtout Ariane, à laquelle elle s’identifie avec celles « qui attendent / sur la jetée ou du haut des remparts ». Ses vers tournent autour de la prégnance de leur solitude, les incertitudes du lien et de cet « instant du large » qui est au présent celui de la vie, au passé et au futur plutôt celui de la mort. Il y a des noyades qui adviennent à « parfois exister sans avenir », confie la poète qui pense à « demain » ou se souvient de sa grand-mère et de tant d’autres dans l’histoire qui « ont mis des galets dans leurs poches ». Force nous est d’endurer / force nous est de durer 1 car nous habitons dès l’enfance l’amour, et souvent l’attente et la mélancolie. À nous donc la « chasse au bonheur » stendhalienne et la quête d’un consentement à ce qui est et sera. Le poème, pays des sources de la joie, pays des sources de la nuit 2 peut-il éclairer le mystère d’aimer, et nous aider à vivre et à mourir ? Les vers de Guillevic que la poète cite en exergue à Appels en absence nous donnent sans doute la réponse : Vivre sans dire / Ce n’est pas vivre 3. N’est-ce pas réaffirmer ainsi la nécessité de la parole poétique ? Ces deux auteurs de Vendée et de Bretagne ont des origines proches et des expériences fondatrices semblables : écouter « les indices du vent », percevoir le cri des oiseaux, respirer l’odeur de la mer et habiter une maison parfois déserte sur ses bords est inoubliable. Chacun d’eux forge sa poésie avec les mots nés de la force des éléments, de la fuite inexorable du temps, de l’amour et de la blessure. Leur rêve commun est de faire fondre la distance entre soi et l’autre pour que nous sachions être ensemble 4 et puissions lire, rajoute Luce Guilbaud dans son recueil Mère ou l’autre, notre avenir à cœur entier 5. ________________________ 1. François Cheng 2. Eugène Guillevic 3. Eugène Guillevic 4. Eugène Guillevic 5. Luce Guilbaud, Mère ou l’autre, éditions Tarabuste, 2014. Sylvie Fabre G. D.R. Texte Sylvie Fabre G. pour Terres de femmes |
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