HABITER L’ARBORESCENCE
« L’arbre est invisible », écrit le peintre Alexandre Hollan, cité par Jacques Ancet en exergue à son ouvrage Image et récit de l’arbre et des saisons. De même, l’arbre dont Jacques Ancet fait le point focal de son récit et son sujet. L’arbre pourtant est là, depuis toujours, bien avant d’émerger dans l’histoire, identique à lui-même au cours des saisons. Maître de la permanence dans l’impermanence, il préexiste à la fenêtre depuis laquelle son image, un jour, va être saisie. Dès ce moment, tout change et l’arbre, capturé par l’image, entre dans la visibilité.
« L’arbre est un geste venu de la terre et qui, obscur et clair tout à la fois, est une forme de paix, une figure constante de la beauté. »
Comment donner à l’arbre toute son aura visuelle ? Toute sa sensualité ? Toute son existence ? Tenter de résoudre l’énigme de l’arbre, c’est ce vers quoi tend le poète. Telle est la quête à laquelle il s’attache. Pour le plus grand plaisir du lecteur : Image et récit de l’arbre et des saisons. Histoire d’une fascination.
Raconter l’arbre, donc. Et pour ce faire, l’inscrire dans la double tension de l’image et du récit. Dans la lenteur temporelle inhérente à la narration, et dans le précipité qu’impose la vision. De la combinatoire savante de ces deux modes contradictoires de perception et d’écriture, s’invente l’arbre de Jacques Ancet, pris dans l’histoire naturelle des quatre saisons. Quatre saisons, quatre chapitres ou parties déclinées au fil de ces saisons, depuis le triomphe absolu du vert jusqu’au retour des couleurs d’automne et de « l’infime rousseur du feuillage ». Mais pas seulement.
Tout au long de l’ouvrage, en effet – dont l’écriture talentueuse est d’une complexité et d’une richesse singulières – le récit se dédouble. Qui joue sur l’alternance entre la présence de l’arbre, son inscription dans le paysage – en caractères romains – et celle de l’homme qui l’observe de derrière la fenêtre de sa chambre – en italiques.
L’arbre qui habite le récit s’inscrit dans un cadre. Rigoureux, géométrique, soumis aux règles de la composition picturale, photographique voire cinématographique : lignes de forces, points de fuite, angle de prise de vue, profondeur de champ… Diagonales / verticales / horizontales traversent l’espace, le régissent. En ordonnent le mouvement. Autour d’elles se répartissent les éléments constitutifs du décor, rural et sobre, soumis aux variations de la lumière et du temps : « l’arbre immobile, la ferme à gauche, l’herbe rase du pré, les pentes brumeuses de la montagne » ; ou encore : « à gauche, au bord du pré, le triangle terre de Sienne d’un morceau de champ labouré, un peu plus haut le toit gris de la ferme, ses feuillages, son réservoir d’eau, ses dépendances… ». Qui dit tableau dit aussi couleur. Et la couleur dominante de la toile, quelle que soit la saison, c’est le vert. Dans toutes ses nuances, du plus clair au plus sombre. Du plus tendre au plus vif ou au plus ténébreux. « [V]ert tilleul, verveine, vert d’eau, vert cristal, vert amande… ». Un vert le plus souvent assorti de mauve. Tout une gamme chromatique de verts rythme non seulement les saisons mais aussi le récit. Il y a aussi le nuancier des bruns dans la géographie du tronc et de l’écorce ; le gris perle de la brume et du ciel. Le blanc ouaté de la neige qui brouille les contours. Et le rouge du tracteur qui ponctue de sa présence fidèle les mouvances de la nature. Les variations des couleurs sur l’arbre et sur la nature qui l’environne sont infinies, comme sont infinies les variations de la lumière à travers le feuillage, ses branches, ses rameaux, ses frondaisons luxuriantes ou au contraire raréfiées, en fonction des saisons, de l’orage et des vents. Mais aussi du moment, au cours de la journée. « Le matin est dans l’arbre ». Ou « L’arbre entre dans la nuit ».
Tout ce qui semble immobile, tout ce qui semble immuable est soumis, pour peu que l’on y prête attention, à une multitude de menus changements, perceptibles par l’œil attentif. Qui est celui du narrateur et du poète. Comment rendre compte de métamorphoses aussi menues ? s’interroge le poète. Et « comment montrer les voix de l’arbre ? ». Bien sûr, il y a le pépiement assourdissant des oiseaux. Leurs roucoulements ne cessent de traverser le récit, parfois couverts par le surgissement imprévu d’un moteur. Ou par « l’écho paisible d’une cloche qui sonne l’heure. » Ainsi chaque « vision » s’accompagne-t-elle de notations sur les bruits. Mais il y a tant d’autres sons invisibles : murmures, « chuchotements, craquements, grincements parfois comme des rires, crissements, crépitements de pattes et d’ailes, froissements de feuilles… ». Comment rendre « visible » cette « chambre d’échos » ? Le regard ne s’égare-t-il pas dans ce « labyrinthe bruissant » ? Il arrive que la force aigüe des stridences, mêlée à toutes sortes d’autres rumeurs, brise « net le récit ». Mais l’arbre de Jacques Ancet retrouve son rythme propre ; les sons réintègrent l’image, la ramenant à « sa fixité première ». C’est un arbre-musicien, qui joue de tous les accords et de tous les instruments ; un chef d’orchestre inventif qui s’élance, les jours de grands vents, dans « des clameurs de fanfares » puis s’apaise dans les silences.
Imprévues aussi, mais récurrentes, les entrées furtives dans le tableau, d’un chien, d’un chat, d’une pie. Ainsi le décor ou le paysage s’animent-ils soudain de couleurs fugitives, comme dans certaines toiles de maîtres flamands ou italiens que les menues présences animales viennent troubler parce qu’on ne les y attendait pas :
« Alors, sur le chemin presque toujours désert, une silhouette vive (un enfant sans doute) est apparue, redonnant aux châtaigniers, à la barrière de bois, aux bûches empilées, au tracé presque abstrait qui les longe, une existence apparemment perdue depuis longtemps. Comme le vide du pré qu’un chat fauve traverse précautionneusement pour disparaître, à gauche, tandis qu’au même instant, surgie de la droite, une pie se pose dans un bref déploiement noir et blanc. »
L’œil, sans cesse sollicité par l’abondance des détails dont il cherche à se saisir, interrompt parfois son « inventaire » lorsque surgit une voix. Mais à peine la voix s’estompe-t-elle, emportant avec elle les visages un instant imaginés, que le regard reprend de plus belle ses avantages, retrouve sa capacité à projeter sur « l’énigme des choses qui sont là », une « netteté encore plus grande ». De quelque nature que soit le bruit, il ne détourne jamais longtemps le regard. De derrière la vitre, le regard se pose ; pris dans l’embrasure de la fenêtre, il observe, mesure, soupèse les changements infimes qui se produisent au fil de la journée, et de ce changement infime qui naît dans l’image naît aussi le récit.
« Mais comment montrer des variations aussi infimes, raconter l’imperceptible, l’infini passage de la vie, la seule histoire qui vaille d’être racontée ? »
Entre l’arbre et l’homme assis à sa table de travail ou debout dans l’encadrement de la fenêtre, la relation est étroite. Parfois même leurs silhouettes se confondent. Une même « immobilité relative » les parcourt, « main qui écrit, feuilles qui bougent ». Une même verticalité fait se superposer leur ombre les jours de soleil. Entre eux deux, les affinités sont nombreuses, même si elles échappent pour partie au regard. Ils appartiennent « au même monde : celui de l’entre-deux et du passage dont ils sont en quelque sorte les témoins ou les gardiens ». « [U]n lien invisible » court de l’un à l’autre que « l’organisation de la pièce » où l’homme écrit, « les couleurs, la lumière même, laisse deviner. » Il arrive parfois que la fenêtre soit ouverte. Le paysage pénètre alors dans la chambre, comme la jeune femme qui vient d’y faire son entrée. Ensemble, la jeune femme, le décor de la chambre, l’appui de fenêtre et le paysage extérieur se fondent en une nouvelle toile, comme brouillés par les tremblements de lumière dans les branches de l’arbre ou par les jeux de reflets dans la vitre. Ainsi apparition et disparition sont-elles presque simultanées et il ne reste de ce moment du récit qu’une fenêtre « vide ». Car le récit se nourrit du moindre détail, de la moindre variation de lumière ou du moindre effluve de vent. Mais il se brise, aussi bien, au moindre détour. Le monde extérieur qui s’organise autour du point d’ancrage qu’est l’arbre motive le récit ; c’est lui qui en est le moteur :
« C’est le vent qui, aujourd’hui, porte le récit dans l’image »
Le récit se trame et se tisse dans sa relation à l’image. Il semble parfois s’interrompre ou perdre le fil de sa trajectoire, détourné qu’il est de son objet par les digressions et les « interférences ». Il lui faut alors « réintroduire son ordre et, avec lui, le paysage encore indécis ». Une fois retrouvée la géométrie de l’espace, son « tissage polychrome », le récit peut reprendre à partir et autour de l’axe fondateur qu’est l’arbre.
Il semble parfois que le couple dont les corps se rejoignent et s’éprouvent sur le grand lit de la chambre investissent de leur désir « l’arborescence bruissante » qui jouxte la fenêtre. Une sorte de mimétisme s’empare des amants. À moins que ce ne soit l’inverse. Et que l’arbre, prompt à se métamorphoser en vaisseau de haute mer, se mue soudain en amant fougueux :
« Alors, une fois de plus, les yeux reprennent leur trajet sinueux, patient, glissant le long d’une branche dont la courbure évoque un bras à moitié tendu, prêt à faire saillir ses biceps, se perdant plus haut dans un fouillis de ramilles jaillies en éventail d’un seul nœud pareil à un poing serré, sautant plus bas jusqu’au balancement d’un rameau auquel, parmi la profusion vert sombre, pendent inertes et fauves deux ou trois feuilles sèches, écho et présage d’une saison à la fois révolue et prochaine. »
Et, comme en écho, sur l’autre page :
« Ces froissements, ces chuchotements au cœur de la pénombre, ce bruissement intermittent, inquiétant presque dans son anonymat, est-ce celui des feuilles, des corps, ou des unes et des autres, frôlés, caressés, troublés par la force invisible (le vent, le désir) qui les traverse, les métamorphose, avant de les laisser oubliés, immobiles, solitaires, dans leurs propres limites ?
Ainsi va le récit de Jacques Ancet. Récit de poète, écrit dans une prose éblouissante. Ainsi va-t-il, dans ses entremêlements inattendus et ses choix imprévus ; dans ses interrogations et ses énigmes ; dans sa beauté qui s’éprouve dans la lenteur. Récit inépuisable comme l’arbre qui le porte tout au long de ces pages. L’arbre rendu à sa visibilité inouïe. « À l’éblouissement de la première fois. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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