Felix Quilici enregistre une tribbiera exécutée par Stefanu Salvatori
au col de San Cesariu (1962)
Felix Quilici (1909-1980). Voilà plus de trente ans qu’il hante ma discothèque. Sa réputation en tant que musicien, altiste à l’Orchestre national de la Radiodiffusion française, m’est depuis longtemps connue, mais surtout celle de l’ethnomusicologue de la première heure. Un Corse attaché à sa terre, à ses hommes et à ses traditions, passionné par un idéal qui l’a poussé à sans cesse parcourir l’île du Nord au Sud, son enregistreur Nagra à l’épaule, pour y collecter les chants insulaires traditionnels, dans la continuité de l’entreprise de Béla Bartók et de Zoltán Kodály, pionniers de l’ethnomusicologie. La magie de l’enregistrement en direct (à la source), c’est elle qui a permis à Felix Quilici de recueillir de la manière la plus authentique des chants d’autrefois interprétés a cappella par des voix corses reconnaissables tant par leurs intonations rugueuses et âpres, que par l’originalité de leur timbre, à la fois rauque et sonore. Ceci au cours d’improvisations captées sur le vif et dans leur poésie naturelle. L’ensemble de cette collecte (quête et enquête) — qui s’est poursuivie de 1958 à 1979 — a fait l’objet d’enregistrements précieux, conservés aujourd’hui dans le département de l’Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France (ancienne Phonothèque Nationale) et à la phonothèque du Musée de la Corse de Corte. Le coffret que je possède (anthologie sonore intitulée Musique corse de tradition orale) renferme trois disques microsillons 33t. Un achat qui remonte aux années 1980. 1982 précisément, date de publication par la Bibliothèque nationale de cette magistrale anthologie sonore. Peu après la mort accidentelle de Felix Quilici.
Qui aurait imaginé que 37 ans plus tard, dans mon propre village, Élizabeth Scaglia, petite-fille de Felix Quilici, m’offrirait une nouvelle anthologie de chants et de poèmes récoltés par son aïeul ? Élizabeth (nous habitons le même village) m’ayant de longue date confié son projet, je n’ai donc pas été vraiment surprise lorsqu’elle m’a remis cet ouvrage longuement mûri et dont elle est la conceptrice et la coordinatrice éditoriale. J’en espérais moi-même la publication depuis longtemps. Cette nouvelle anthologie, incluant 3 CD, soit 73 documents d’archives sonores, vient tout juste de voir le jour aux éditions Alain Piazzola, avec le concours de la Collectivité de Corse.
Une belle opportunité pour moi de remercier et féliciter Élizabeth Scaglia et de lui dire et redire mon admiration, car je sais quelle ténacité et force de conviction sont nécessaires pour lancer et réaliser pareille entreprise. Bien sûr, Élisabeth Scaglia n’est pas partie de rien. Et elle a su s’entourer d’amis enthousiastes et s’appuyer sur eux pour finaliser la forme éditoriale d’un tel projet. Mais surtout, elle avait déjà entre les mains la première précieuse anthologie sonore de son grand-père, primée en 1983 par le Grand Prix de l’Académie Charles Cros. Une œuvre devenue mythique tant elle a joué un rôle déterminant dans le renouveau du chant corse. Élizabeth Scaglia, poursuivant ainsi le projet initié par son aïeul, lui donne aujourd’hui un très bénéfique second souffle.
Intitulée CORSICA, Chants de tradition orale / Canti di tradizione orale, la nouvelle anthologie rassemble, accolés à la reliure du livre, trois CD de chants et poésies recueillis par Felix Quilici au début des années 1960. Ces chants se répartissent ainsi : « Musa cutidiana » (CD1) ; « Lamenti & Voceri » (CD2) ; « Canti in paghjella, Canti sacri » (CD3).
L’ouvrage comporte également un grand nombre de photographies en noir et blanc (et des textes d’introduction et de présentation signés Bernardu Pazzoni, Pascal Cordereix et Felix Quilici), la photographie qui illustre la première de couverture appartenant à la collection Felix Quilici : on y remarque, au premier plan, Felix Quilici assis en tailleur en pleine séance d’enregistrement d’une tribbiera, un chant de travail agro-pastoral mené ici par Stefanu Salvatori. La scène se déroulant en 1962 sur l’aire de battage du blé (aghja) du col de San Cesariu, en Balagne.
L’organisation du livre respecte la répartition des chants. Celui-ci rassemble la version écrite de ces chants (langue corse sur la page de gauche, langue française en page de droite).
Élizabeth Scaglia a confié au poète Ghjuvan’Teramu Rocchi, un homme qu’elle tient en haute estime (originaire de la Casinca, le poète corse s’est éteint en mars 2018), le travail de transcription et de traduction. Lui rendant hommage, elle écrit à son sujet : « Érudit, il aimait que la poésie emprunte le chemin de l’oralité, et il aimait que ce chemin soit populaire ».
Pour chacune des thématiques, l’éditeur Alain Piazzola a pris le parti de privilégier « le plaisir de l’écoute avec pour objectif la mise en valeur des œuvres. » Ainsi « l’ordre des chants a [-t-il] été pensé en fonction du rythme, de la tonalité, de la musicalité ».
Quant au poète Ghjuvan’Teramu Rocchi, il a opté pour une traduction « littérale » qui restitue « le sens du texte sans artifices. »
Sans artifices ? Rien n’est plus juste en effet. Mais c’est peut-être là, à mon sens, que se situent les limites d’une telle entreprise de traduction. Car si le texte corse, accompagné du chant dont il est inséparable parce que porté par lui, peut toucher au vif pour toutes les qualités que j’ai évoquées plus haut, la version française du texte ne présente pas, à mes yeux, de qualité poétique singulière. Rien toutefois qui me surprenne vraiment. Car si la langue corse a des affinités réelles avec la langue italienne, sa cousine germaine, elle n’en présente hélas pas avec la langue française. De sorte que, si je dois évoquer la poésie de ces chants traditionnels, je préfère me référer prioritairement au texte en langue corse, chanté en vers (filari) rimés, la poésie corse ayant une prosodie qui lui est spécifique. Cette réserve étant formulée, cette dernière n’ôte rien à la qualité du travail auquel s’est adonné ici le poète traducteur. Et qu’il se soit abstenu de faire rimer les vers ne peut en aucun cas constituer un reproche.
Les chants, de longueur variable, sont tous versifiés. Ils sont pour la plupart composés de strophes de six vers. Des sizains donc. Les strophes pouvant toutefois être des quatrains. Mais il arrive aussi que l’on rencontre une alternance de sizains et de quatrains. Comme dans « U lamentu di u castagnu » (in « Lamenti & Voceri », CD2) :
« Ma chì l’avaraghju fattu
À lu Corsu cusì ingratu
Chì m’hà lettu la sintenza
À morte m’hà cundannatu
Cù li falzi tistimoni
Senza cunsultà giuratu
Passemu una sirinata
In tondu à lu nostru fucone
Cù tutta la famigliola
Cantava lu lazarone »
Mais que lui ai-je donc fait
Au Corse si ingrat
Qui a lu ma sentence
M’a condamné à mort
Avec de faux témoins
Sans consulter le jury
Nous passons une soirée
Autour de notre âtre
Avec toute notre petite famille
Chantant la misère…
Le vers le plus couramment usité dans ces poèmes chantés reste cependant l’octosyllabe, comme c’est le cas dans ce lamentu du châtaignier. Ce qui donne à ces mélodies sa rythmique chantée régulière que renforce encore le travail sur les rimes. Ainsi, dans le chant intitulé « Mi vogliu decide in rima », composé de trois sizains, le retour de syllabes identiques se fait à partir de huit rimes différentes, les unes alternées, les autres suivies : abcbab /ddeddd/fghgig. Pour chacune des strophes, on observe une rime majoritaire, hors l’une d’entre elles, à trois rimes différentes, lesquelles introduisent un écart par rapport à la syllabe dominante.
Ces différentes combinatoires permettent d’accentuer les formes incantatoires du chant, que l’on retrouve notamment dans le genre de la berceuse ou du lamentu.
Si j’insiste sur ces points de prosodie, c’est que la « poésie » corse, une poésie orale par excellence, est prioritairement une poésie chantée. Jusqu’à tout récemment, il n’existait pas sur l’île d’autre forme poétique corse que celle qui se transmet par le chant. Grâce à quoi elle a acquis ses lettres de noblesse : la grande popularité de ces chants.
La littérature chantée de Corse est avant tout une littérature lyrique. Ses thématiques favorites sont celles de l’amour et de la mort. Avec toutes les nuances et variations de sentiments, et la palette d’émotions que ces deux thématiques universelles proposent : imprécations, injonctions, apostrophes, plaintes et complaintes. La tonalité dominante est le plus souvent celle de l’élégie lorsque la plainte exprimée confine au désespoir. Le « je » qui est mis en scène est omniprésent, qui prend souvent à témoin les proches. Sans doute parce que ce qui ne peut être formulé à haute voix à l’entourage peut l’être sous la forme chantée : « In puesia tuttu si dice ! », énonce le poète Carulu Parigi lors d’une joute oratoire. « En poésie, on peut tout dire ! ». Ainsi cette autre joute oratoire, improvisée en présence de Felix Quilici et du public, un « chjam’è rispondi » à trois voix où les trois protagonistes se distribuent les rôles, fixent la répartition des voix, se cherchent, s’invectivent, chacun argumentant à sa manière en s’appuyant sur le vers précédent prononcé par « l’adversaire » et le reprenant à sa manière. Parfois une voix dans le public intervient, qui relance la joute. La joute peut durer un long moment. Elle se poursuit jusqu’à ce que l’un des intervenants décide d’y mettre fin. Ci-après, cette ultime strophe lancée par Francesco Casaromani à Mariu Mattei :
« Avale scansemu tuttu
Què ghjè l’urtima ch’o facciu
Ci aimu pane è prisuttu
È dò fine à lu cuntrastu
Hè fatta senza difetti
Ùn mi parla più di pezzi »
Maintenant arrêtons tout cela
C’est la dernière tirade que je fais
Nous avons du pain et du jambon
Et je mets fin à la joute
Ceci de façon honnête
Ne me parle plus de dispute.
Les chants de cette nouvelle anthologie sont répartis par thèmes. Les « Chants du quotidien » / Musa cutidiana rassemblent des chants qui ont trait à la vie paysanne. A tribbiera (voir ci-dessus) ; a tundera, la tonte des moutons ; la transhumance ; mais en relation aussi avec les fêtes villageoises, qui sont de belles occasions de retrouvailles dans la liesse et la bonne humeur. Les enfants sont aussi présents qui chantent des sortes de ritournelles – en hexasyllabes (six syllabes) où les jeux de mots et la fantaisie l’emportent sur le signifié.
La vie de famille, elle, est dominée par les berceuses. Souvent improvisées, ces mélopées mettent l’accent sur le rôle intime et précieux des grands-mères à qui est confié le destin du petit-enfant. Par ses imprécations et ses prières, l’aïeule cherche à attirer la bienfaisance divine… et songe déjà au futur trousseau de sa petite-fille et à son fiancé. Un berger très probablement. Quant aux sérénades, elles sont réservées aux amants, tout comme les chants d’amour, souvent douloureux. Soit parce que la jeune fille demeure de glace et est inaccessible, soit parce que l’amant ne tient pas ses promesses ou engagements, soit enfin parce que les jeunes gens sont séparés en raison de la guerre.
Nombre de chants narrent en effet l’appel sous les drapeaux, la mobilisation, l’exil et les combats de la Grande Guerre ; d’autres chants de révolte se lèvent contre le gouvernement français, toujours prompt à prélever son tribut, lorsque résonne le bruit du canon, et peu enclin à se pencher sur le sort du peuple corse lorsque celui-ci énonce la misère dans laquelle il est maintenu. Parmi ces chants se singularise un chant de révolte appelant le peuple à s’insurger contre le projet d’expérimentation nucléaire sur le massif de l’Argentella (près de Calvi). C’était en 1960.
« Ritti o Corsi chì ghjè ora
D’andà à difende la razza
Chì l’hanu messa in dimora
Li dirigenti di Francia
Un s’agisce d’una fola
Terribule hè la minaccia… »
Corses debout le temps est venu
D’aller défendre la communauté
Car les dirigeants français
L’ont mise en demeure
Il ne s’agit pas d’un conte
La menace est terrible.
On note enfin les chants composés lors des élections municipales. Ou celui, assez drôle, de la visite d’un père chez le notaire pour faire enregistrer son legs. Un chant qui se déroule sur un mode peu sérieux où domine le grotesque. Mais, à quelques exceptions près, quel que soit le thème abordé, la structure de la strophe reste la même ; identique aussi, le système de prosodie.
Une des caractéristiques fondamentales du travail de Felix Quilici est d’avoir enregistré ces chants dans leur environnement naturel. De sorte que le chant s’inscrit dans le « paysage sonore » qui est le sien. Ainsi, les chants en rapport avec la vie paysanne sont-ils enregistrés en extérieur et avec eux, en arrière-plan sonore, ce sont les voix des villageois que l’on entend, leurs exclamations et interpellations, leurs onomatopées et leurs rires. Le témoignage le plus émouvant est celui du chant de la tribbiera. L’auditeur a vraiment le sentiment d’être en plein cœur de la population, partageant avec elle ces moments de vie en plein air et de travaux des champs, en tout début d’été. Les sérénades et les processions sont saisies elles aussi sur le vif, en extérieur. Tandis que les chants plus intimes le sont au coin de la cheminée (autour du fucone), et les chants liturgiques, dans les églises.
Ce serait une erreur de penser que le chant traditionnel est un chant spécifiquement masculin. Les femmes elles aussi détenaient leur part de savoir dans l’interprétation et la maîtrise des improvisations. Mais le domaine privilégié des femmes est celui des lamenti et des voceri. Aux veillées funèbres, ce sont elles qui improvisent des voceri, complaintes funéraires qui s’élèvent au-dessus de la dépouille du défunt.
Ainsi de ces deux voceri : le premier, « Voceru », étant improvisé par une jeune fille au chevet de sa camarade de quinze ans ; le second, « Voceru à Nucetu », une déploration qui s’achève sur ces vers désespérés :
« Chì sentìnu lu mio pientu
O li mio quattru fratelli
sò tutti in un tempu »
Qu’on entende mes pleurs
Ô mes quatre frères
Morts tous en même temps.
Après l’inhumation du défunt, c’est aux femmes de poursuivre le deuil en chantant des lamenti. À propos du lamentu, Felix Quilici écrit d’ailleurs dans ses notes personnelles :
« Le défunt ne quittait sa demeure qu’après avoir reçu l’hommage d’une plainte funéraire. Point de région qui n’eût sa ou ses pleureuses qu’un don inné de l’improvisation désignait comme une prêtresse de cette sorte de culte profane.[…] Il arrive qu’une parente ou amie du mort retrouve spontanément sous l’emprise de l’émotion les accents ancestraux pour exprimer sa douleur en présence d’un être cher qui va quitter pour toujours sa demeure. »
Une approche qui réveille dans nos mémoires le souvenir de la figure des pleureuses de l’Antiquité.
Il arrive cependant que le lamentu ou le voceru chante une tout autre mort que celle d’un homme. C’est le cas du célèbre lamentu improvisé et chanté par Ghjuvan Ghjiseppu Grimaldi, profondément attristé pour la mort de Filicone, son chien de chasse. Le chanteur invoque la muse qui lui inspire sa lamentation :
« N’era sempre in reunione
Avà ghje finitu tuttu
Chì ghje mortu Filicone »
J’étais toujours avec lui
Maintenant tout est fini
Car Filicone est mort.
De même le « Lamentu di Fasgianu », chanté par Petru Grimaldi au lendemain de la mort de son mulet.
Le dernier CD ainsi que le troisième chapitre du livre sont consacrés aux Canti in paghjella et Canti sacri/Chants en paghjella/Chants sacrés.
Trois chanteurs de paghjella du village de Tagliu :
Ghjuliu Bernardini, Santu Bernardini et Andria Ciavaldini
Photo: Felix Quilici (page 146)
Exclusivement chantée par les hommes, la paghjella (inscrite en 2009 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO) est le chant polyphonique corse par excellence. Elle se chante à trois voix : bassu/seconda/terza. Les chanteurs, amis ou parents, se connaissent. Ils ont coutume de chanter ensemble en plein air, en famille ou dans les cafés. Ils chantent pour le plaisir, la main à l’oreille et formant presque un seul et même corps. Dans ces chants, dont la forme — variable — n’est plus le sizain, le chant importe davantage que les paroles. Les sujets abordés par les paghjelle sont variés, chants de marins et d’amour, chants de piété. Les plus beaux de ces chants sont souvent d’inspiration sacrée. « Kyrie », « Stabat Mater », « Gloria », « Lezzioni di i Morti ». Mais les plus bouleversants sont, à mon sens, ceux qui accompagnent les célébrations de la Semaine sainte. En particulier, le « Perdono mio Dio », chanté tout au long de la procession du Vendredi Saint (Catenacciu), tandis que la foule recueillie reprend en chemin la lente imploration :
« Perdono mio Dio
Perdono pietà ».
(Pardon mon Dieu
Pardon et pitié).
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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