UNE LEÇON BOULEVERSANTE
« Passager clandestin de l’inhabité »*, le harfang des neiges traverse les grands ciels glacés de l’Arctique. L’oiseau majestueux conduit le lecteur de Mémorial (récit de Cécile Wajsbrot) dans une traversée de l’espace et du temps. Le voyage s’effectue selon deux trajectoires. Celle de l’oiseau des neiges. Celle d’une jeune femme partie à la rencontre de son passé. « Deux imaginaires », selon Dominique Dussidour, dans l’entretien qu’elle conduit avec l’écrivain. Un imaginaire oral, du côté des voix qui accompagnent et submergent la narratrice. Un imaginaire visuel avec le récit de l’oiseau. Le voyage de la narratrice s’accomplit depuis un point de départ, la gare d’une grande ville dont le nom n’est pas précisé, jusqu’à la ville de Kielce, en Pologne, d’où la jeune femme tire ses origines. Le récit d’un aller qui s’étire dans le train de nuit, après plusieurs heures d’attente sur des quais figés par le froid et l’inquiétude, et s’achève de l’autre côté de la frontière. À Kielce. Un « pèlerinage » dont la narratrice n’est pas certaine qu’il répondra à l’énigme de ses propres attentes.
Chaque épisode majeur du récit est introduit par la traversée — en italiques — du harfang des neiges, silence mémoriel, trajectoire qui établit un lien entre la voyageuse, fille de migrants réfugiés en France, et le strigidé au plumage d’un blanc éblouissant qui se déplace dans l’espace, donnant au récit toute sa profondeur métaphorique et son mystère. Comment résister au vol énigmatique du harfang ? Sans cesse happé par la beauté mystérieuse de l’oiseau mais aussi par son essence ténébreuse, le lecteur tourne dans le récit, revient sur les traces du harfang, puis sur celles de la narratrice ; cherche le fil conducteur ; lit et relit les pages consacrées par Cécile Wajsbrot à cet oiseau inquiet, poussé dans son vol à une quête constante. L’infatigable migrateur n’en finit pas de franchir les frontières. Partir et revenir. « Dans ses voyages, va-t-il toujours au même endroit et revient-il au même, garde-t-il en mémoire les lieux pour retourner chez lui », s’interroge l’écrivain. Et le lecteur de s’interroger à son tour sur le lien étroit qui semble unir Cécile Wajsbrot à l’oiseau de son choix — symbole de l’errance. Et sans doute aussi d’une forme de liberté. La liberté ? « Un bien grand mot » ! Une illusion ; un leurre. Pourtant, à considérer le royaume du harfang, il semble que la liberté fasse partie intrinsèque de son univers. Un univers a-temporel, fait de silence. Son royaume ? Un idéal, peut-être, pour Cécile Wajsbrot. Et l’expression d’une nostalgie. [U]n lieu sans avenir ni passé où n’existe nulle trace, nul vestige d’aucune civilisation, une terre immaculée d’où rien n’est jamais parti […] Il est dans ce qu’il fait, dans son vol, pas l’ombre d’une arrière-pensée ou d’un retrait – son vol exprime l’instant, la concentration de l’élan.
Le harfang ne fuit rien car rien ne vient à lui, il est l’essence et la présence – il est totalité. »
La voyageuse, quant à elle, s’interroge. Et interroge les voix intérieures qui la pressent et se pressent autour d’elle, assaillant sans relâche son esprit. La première de toutes, celle d’où découlent toutes les autres, s’enquiert du pourquoi de cette entreprise. Quelles obscures raisons ont soudain poussé la jeune femme à se lancer sur le chemin de ses origines ? Elle qui prétendait pouvoir construire sa vie sans se préoccuper de l’histoire familiale. Sans se retourner sur les pas des siens, sans s’encombrer du poids de leur silence, de leurs rêves détruits, de leur fuite et de leur errance ! Sans se charger du poids de leurs désirs dans lesquels elle ne se reconnaît pas. La voilà pourtant qui passe le pont et va au-devant des fantômes qui viennent à sa rencontre et la poursuivent de leurs reproches muets, de leur incompréhension, et de leur attente.
« — Qu’aurions-nous fait, dans cette ville ?
— Tu vois ces horizons étroits, bouchés par les montagnes.
— Les collines.
— L’hostilité, surtout.
— Ces gens que tu regardes.
— Avec presque tendresse.
— Ce sont eux qui nous ont chassés. Ou leurs parents, leurs grands-parents.
— Leur famille.
— Qu’aurions-nous fait, ici ?
— Qu’avez-vous fait de tellement extraordinaire, là-bas, avais-je envie de leur dire.
— Nous avons survécu.
— Ce n’est déjà pas mal.
— Ici, nous aurions été emportés.
— Par la haine.
— Ou l’horreur.
— D’un côté ou de l’autre.
— Nous avons survécu. »
Mais voilà que la décision prise lui pèse, qui l’oblige à se confronter à ses démons, l’oblige à affronter ses propres contradictions. Car se mettre en voyage, c’est décider d’assumer sa part d’une histoire qui ne la concerne pas, pas vraiment, pas totalement. C’est aussi s’interroger sur le pays qui l’a vu naître et grandir ; qui l’a épaulée dans ses études et qui reconnaît son travail ; qui est le sien, tout en n’étant pas totalement le sien ; et découvrir l’autre pays, celui de ses parents, qui n’est plus tout à fait le sien non plus, puisqu’elle n’y est pas née et qu’elle n’en comprend pas la langue. C’est s’atteler à la lancinante question de l’identité. Qui suis-je ? D’où suis-je ? Pourquoi cette histoire devrait-elle être la mienne ? Qu’en faire ? Pourtant la démarche entreprise s’avère nécessaire, et il faut la mener jusqu’au bout. C’est là le prix à payer pour continuer à vivre et pour s’autoriser à vivre enfin autre chose, pleinement :
« Et j’attendais ce train, qui m’amènerait, peut-être, au centre, au cœur du mystère que je tentais de percer, à ce qui me permettrait de résoudre l’énigme pour passer — enfin — à autre chose — à supposer que la vie ne soit pas la recherche d’une réponse à l’unique question. »
Parmi les bribes de conversations saisies au vol surgit au cours du voyage une autre voix. Inattendue et douloureuse. Celle de cette jeune femme qui partage le compartiment de la narratrice et qui se rend à Oświęcim, sa ville natale. Oświęcim ? Le nom polonais d’Auschwitz. Comment peut-on vivre à Oświęcim ? Comment ne pas y vivre lorsque l’on est originaire de cette ville et que l’on a fait le choix d’y rester ? La passagère se confie, hésitante d’abord, puis plus assurée. Libérant par sa parole les mots tenus enfermés sous la chape de plomb de la mémoire. Ravivant par sa parole libérée la mémoire de la narratrice :
« Le nom d’Oświęcim nous pétrifiait, transportant en d’autres temps, d’autres lieux, tous ceux de ma famille qui n’étaient pas venus en France et qui n’étaient pas morts avant la guerre avaient péri là-bas, je ne les connaissais pas, j’ignorais leurs noms et leurs visages mais ils me poursuivaient, cohorte silencieuse, et surgissaient parfois dans les rêves de la nuit. »
Oświęcim ! Dans la nuit de leur échange, ce nom roule entre les deux voyageuses. « Il y avait l’expérience commune d’un nom accolé à une catastrophe, et la même question, comment échapper ou comment vivre avec — vivre après. »
Les questions reviennent, obsédantes, tournent en boucle dans la tête. Et sur les pages de Mémorial. Que faire de ces traces indéchiffrables ? Que faire de ce passé, des souvenirs qui obstruent la vue et barrent le présent ? Que faire de ces voix qui tentent de happer la jeune femme pour l’amener à rejoindre leur monde ? Lesquelles, parmi elles, appartiennent-elles aux vivants ou aux morts ? Les leurs ? La sienne ? Mais « déjà les vivants sont destinés à devenir des morts, dans l’entre-deux où ils se trouvent, ils n’essaient pas de revenir, désormais, une impulsion les pousse à continuer, à aborder de l’autre côté. » Que faire de ce chaos qui aspire dans les méandres de l’absurde ?
Pour la narratrice, la réponse est peut-être à Kielce, au bord de la Silnica. Aux abords de la maison qu’occupaient autrefois les siens. C’est là, malgré le calme apparent des eaux, que s’affolent les pensées, que s’agitent les ombres. Une voix prend la parole, celle de l’oncle disparu. Elle évoque les tragédies qui ont eu la Silnica pour théâtre ; et guide la voyageuse vers le mémorial juif. C’est là que veille la chouette — cet autre strigidé —, « divinité de la mort », « gardienne des cimetières, pétrifiée sur les stèles dressées, gravée dans la pierre des mémoriaux – gardant le seuil du temps. » L’errance de la narratrice la conduit jusque devant les stèles dont les signes hébraïques lui sont une énigme. Les siens sont peut-être là, dans ce cimetière délaissé, protégé par une grille. Elle n’en saura rien.
Le dialogue avec les voix — ses voix — se poursuit, qui pousse la jeune femme à examiner tous les ressorts de l’Histoire, à envisager tous les possibles, à passer au crible toutes les pensées. Celles de sa famille et les siennes. Celle de l’oncle défunt, noyé dans les eaux sombres de la Sinilca. À l’histoire de Kielce — le pogrom subi dans l’après-guerre, la fuite hors du pays, les crimes et les massacres — se mêle l’histoire personnelle de ses proches. La maladie d’Alzheimer du père et de sa sœur. Errances de la pensée sans mémoire. Errance dans le passé et dans un présent devenu obscur, indéchiffrable. Errance de la narratrice dans les rues de Kielce, ballotée entre des choix impossibles. Ce que la jeune femme est venue chercher reste introuvable. Il n’y a rien. Ni à chercher ni à trouver. Que du silence. Que du vide.
De retour chez elle, la narratrice se sent étrangère. Au monde qui l’entoure, à elle-même. Pourtant un sursaut la réveille de son absence. Qui la conduit auprès de ses parents. Pour un ultime dialogue dont on ne sait s’il est réel ou s’il est rêvé. Quelque chose se tisse entre les voix, qui tient de la reconnaissance réciproque. Un voile est levé, qui libère la mémoire. Il aura fallu toutes ces années et tout ce détour par la Pologne pour qu’enfin les voix se comprennent et s’acceptent. La narratrice va pouvoir trouver le repos du Léthé :
« Je vais m’étendre à côté d’eux comme j’en rêvais parfois, et puis fermer les yeux, m’endormir. »
Subrepticement, le harfang des neiges s’est éclipsé de ce récit magnifique, cédant la place à la chouette de la mort. Mais avant de disparaître, il a laissé derrière son vol silencieux une leçon de mémoire :
« Tout possède une mémoire, les oiseaux, le corps et l’eau, chaque chose se souvient à sa manière et nul ne sait si la mémoire de l’un ressemble à la mémoire de l’autre. »
Le harfang des neiges a inoculé dans l’esprit du lecteur la conviction que, de la laideur et de la cruauté, la beauté peut un jour renaître. C’est ce que révèle ce très grand texte. Une leçon bouleversante que ce Mémorial.
___________________
* Une expression empruntée à Cécile Wajsbrot, in Totale éclipse, Christian Bourgois éditeur, 2014.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.