éditions LansKine, 2019.
Lecture d’Angèle Paoli
LE POÈTE HABILLE LE MONDE Au jour le jour, les mots du poème se posent sur la page. Avec la régularité d’un métronome qui scanderait discrètement le temps. La phrase commence avec le jour, au sortir du sommeil, qui s’étire en continu sur un mois puis s’interrompt durant une semaine, ellipse et pointillés. Et reprend. Tandis que le poète s’interroge sur la matière qui fait « du » poème. Ainsi des mots qui s’enroulent autour du leitmotiv « commence une phrase ». « une phrase commence au bord du temps commence le temps une phrase commence… ». …commence une phrase. Tel est le titre du dernier recueil de Michaël Glück, récemment paru aux éditions LansKine. C’est autour de ce titre-projet que s’élabore le poème. Au commencement du temps, le jour s’ouvre sur « un premier matin » de mars, entre silence, résidus de rêves, lumière qui filtre derrière les rideaux d’une chambre, pépiements d’oiseaux, présences insolites noyées dans les reflets d’un canal. Les poèmes sont brefs. L’absence de ponctuation laisse place au suspens. Regard et respir. Attente. Parfois une strophe – ou même quelques vers – sautent à pieds joints par-dessus les points de suspension, faisant place au silence. Le poète, lui, laisse aller sa rêverie là où le mènent ses pas, peut-être semblable au pêcheur qui cherche le reflet du monde au bout de sa ligne. Le monde alentour peu à peu se peuple de rumeurs et de signes – rumeur des chantiers ou bien celle des noms inscrits sur les tombes ; « bibliothèque des morts » soudain réveillée par le croassement des corbeaux. Tandis que la phrase commencée suit son cours. D’un jour à l’autre, elle poursuit sa chance d’habiller le poème. Ou le monde aussi bien : « ce sont dans le jardin des lignes d’écriture ce sont les premiers mots qui composent les lèvres ouvertes pour nommer le monde ». Les actes sont simples, et sobres les gestes qui accompagnent le poète du réveil au sommeil : « je lève le rideau soulève les paupières le jour dort encore au fond du canal ». Puis le temps s’organise, lieu et décor se précisent. D’autres personnes entrent en scène. Comme cet ami éditeur – Jacques Josse – avec qui le poète partage sa journée, parmi les livres et la poésie. Ou cette artiste et poète, Gwenaëlle Rébillard. Avec le surgissement des noms propres se cernent les lieux. Nous sommes en Bretagne, « le long de la Vilaine. » « Dans la chaleur de Beauséjour », nom de la villa qui abrite la Maison de la poésie de Rennes. Le poète y est en résidence. Au fur et à mesure que le temps s’écoule (chaque poème porte la date du jour et du mois où il a été écrit), les poèmes prennent du corps. La phrase commencée s’allonge et se complexifie. Elle se charge d’Histoire, de souvenirs aussi. Agnès Varda, Rimbaud, Apollinaire, Goethe… Car la mémoire est là, depuis le commencement. « Mémoire des draps », mémoire des pas. Mémoire du corps. Présence feutrée, qui joue son rôle de compagne et d’amie. De veilleuse aussi. Au rythme de la marche qui guide le poète dans ses pérégrinations, la mémoire ramène des vers, des segments de phrases, des chansons d’enfance aux allures d’octosyllabes. Toute cette matière vient s’ajouter à la phrase tout juste commencée. Elle l’emplit de matière nouvelle. Et l’embarque au passage vers d’autres rives. Ainsi des « allées du Thabor », inattendues, qui conduisent à l’évocation du roi Louis IX, premier roi à imposer aux Juifs les signes discriminatoires qui permettront de les distinguer du reste de la population : « dans les allées du Thabor les narcisses se sont levés pauvres rouelles de saint Louis tantôt tantôt seront fanées ». C’est dans l’écart que la phrase se glisse, agissante. Elle est maîtresse du jeu auquel se soumet le poète : « une phrase tourne les pages ou vacille vers une autre saison… ». C’est dans l’entre-deux que la phrase se manifeste. Semblable à la vague, elle fait irruption, déroule ses volutes, charrie ses débris. La métaphore marine prend de l’ampleur, qui gagne le poète dans un même roulis, l’envolute dans un même verbe : « je ne suis rien que ce pronom qui roule dans la voix qui me nomme ». Pris dans l’alternance de l’ondulation et du déferlement de la vague, le poète, semblable à une sorte de grand poisson, happe l’air et s’en nourrit : « et la bouche s’ouvre au café de l’aube comme une grande vague qui appelle au bout des terres un jour d’éclipse ». À la métaphore de la vague s’ajoute celle du rouet qui rythme les jours et tisse le poème. Dans le mouvement de la navette s’enroule la phrase prise dans l’incessante figure de son commencement. Il arrive que d’autres images du monde prennent le relais, les unes printanières, les autres arrimées à l’envol menaçant des corbeaux. Le pessimisme gagne. Les corbeaux du malheur veillent. La phrase est menacée de « gangrène » et la bouche de bâillon. Les gestes s’interrompent – « la vue est arrêtée » ; le monde est circonscrit dans un espace clos qui le contient tout entier – « derrière les rideaux » ; et l’on s’en contente : « le monde on n’ose regarder plus loin on sait qu’ici ça va un peu moins mal qu’ailleurs ». |
Retour au répertoire du numéro de février 2019
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.