Le nouveau roman de Daniel Morvan, placé sous le double signe de la musique et de la montagne, fait se lever en nous de multiples émotions. L’on y trouve la beauté des sommets suisses, le souvenir d’un collège jouxtant une abbaye d’une froideur toute habsbourgeoise. La puissance de fascination et d’illumination sonore qui tient à l’orgue.
Mais au-delà, le livre nous fait entrer dans le monde intérieur de l’adolescence, dans la juvénilité de son énergie, de ses fantasmes où l’être tout en virtualités se cherche. C’est ce chatoiement d’un monde de visions, de rêves lestés de peurs et d’émois que nous offre Daniel Morvan.
Dans l’intervalle de temps entre 1965 et le présent où écrit le protagoniste, Émilien Jargnoux, journaliste quelque peu désabusé, la vie s’est écoulée pour lui. Mais aussi pour la montagne du Sonnenberg puisqu’en ses profondeurs on construit cette année-là l’abri antiatomique le plus grand jamais construit — psychose de la Guerre froide oblige. Insertion de l’actualité réelle dans la fiction.
Et voici qu’Émilien se remémore un événement de sa scolarité dans ce lugubre pensionnat Saint-Magloire. Exhumant son journal intime écrit à quinze ans qui va s’avérer être le roman que nous lisons. Ce qui a eu lieu au Sonnenberg résonne encore fortement en l’homme de la maturité.
Alors que ne demeurent que peu de vestiges du collège détruit, quelques pavés disjoints, y aura-t-il, après coup, une révélation proustienne ? A-t-il rêvé les faits ? se demande le journaliste en lui. Au grand dam du lecteur qui apprend que rien ne s’est passé au Sonnenberg. Mais alors ? Il y a pourtant un monstre dans cette histoire. Le narrateur nous fait cette mystérieuse confidence : « Je n’ai pas libéré mon fauve intérieur ». Mais, depuis La Bête dans la jungle, nous savons qu’il n’est nul besoin de fantôme ou de loup-garou pour que l’étrange surgisse dans nos vies.
Sur le mode légèrement ironique, le livre se joue de l’imaginaire emblématique de l’abbaye. Celui du Nom de la rose, celui aussi des burgs et du romantisme allemand. L’espace est distribué entre le lieu d’en haut et celui d’en bas, le haut étant bizarrement celui de la mort plus que de l’étude et de l’apprentissage. « Un aimable désordre qui est celui de la vie au-dessus de quoi trône l’abbaye qui est un peu la mort », dit le narrateur.
Avec l’orgue de l’abbatiale qui s’active et se met à jouer tout seul, le lecteur est entraîné dans un autre monde. Le « règne des intersignes », haut lieu initiatique et fantastique. Portes dérobées et cachettes secrètes, tout le branle-bas de l’imagerie des romans gothiques. Le grand instrument à vent se met à mugir, à sonner et devient une « créature ». « Quel est le fou qui joue de cet orgue ? », se demande le narrateur. Voilà qui fait de l’orgue le déclencheur d’images et de signes lourds de questions. Est-ce le diable ? Est-il l’Esprit saint, le paraclet ? Les cloches d’une cité submergée, une lointaine Ys ? En exergue, la citation de Baudelaire met en jeu le pouvoir visionnaire « d’un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d’un animal plein de génie souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines ».
Nommé Ashley, du nom de son facteur, l’orgue est une figure centrale du livre. Il a toute une histoire. Sa découverte dans la ville de Lessing au nom inventé, emprunté au philosophe allemand auteur de L’Éducation du genre humain, fait un clin d’œil léger et dubitatif : « Peut-être la musique est-elle notre grande éducatrice ? », s’interroge le protagoniste.
L’inquiétante étrangeté de ces sons musicaux tombés on ne sait d’où plane sur tous les personnages. Il y a les deux cents pensionnaires, blouses grises et crânes rasés pour les garçons. Parmi eux, Émilien, le narrateur timide et empêché par son bégaiement, fils d’un boucher qui a des visées de réussite sociale pour son fils et qui l’envoie dans cet « Oxford du Sonnenberg », selon les mots d’Ange, le bizarre compagnon de dortoir du narrateur. Du côté des filles, il y a Vivia une curieuse externe à la dégaine de funambule qui s’adonne à la pantomime derrière des bustes en plâtre. Sylvie, l’étrange novice aux yeux pers, en jupe de raphia rouge qui chante une chanson grivoise. Sans oublier Eugénie, la tante de Vivia qui habite une belle demeure avec salon de musique. Le préfet de discipline, personnage inquiétant et fouineur, surnommé Crocodile. Et Tudal, le charretier, sorti des Légendes de la mort, qui envisage l’enlèvement de la jeune novice. On se croirait dans une galerie de masques de James Ensor.
Le livre de Daniel Morvan respecte la règle de l’unité de lieu mais il s’échappe sans cesse dans l’onirisme. Le « corridor des images » où dansent des adolescentes fantasques illustre un plaidoyer pour l’invention artistique, reprenant un thème déjà présent dans le précédent roman de l’auteur, Lucia Antonia funambule. Le protagoniste sous l’emprise de ses rêves et de ses visions fuit fréquemment la réalité. « Des histoires où le réel s’entortille de rêves », dit-il. Des histoires de petites filles mortes, de martyre romaine, de nonne séduite, cohabitent avec celles de facteur d’orgue gallois exilé en Thuringe au XVIIIe siècle, de peste noire, de souvenir de Wagner qui vécut dans la région. Le résultat est un foisonnement qui dérive en digressions et mises en abyme ludiques. Baroque comme un roman picaresque.
La beauté de la neige, du village, avec ses petits métiers de campagne, son lac à barques de plaisance, ses maisons à grande porte cochère pour les calèches ne font pas oublier que le malaise est là. Les rites du collège-couvent renforcent l’impression d’un lieu clos où l’apprentissage des jeunes protagonistes ne semble guère suivre les usages scolaires classiques.
Sur le phénomène qui est arrivé à l’orgue de Saint-Magloire, les vérifications rationnelles résistent. L’essentiel est ailleurs, dans la leçon tirée du face-à-face avec ce mystérieux initiateur que se révèle être l’orgue. Face-à-face marquant pour le narrateur. Au bout du compte, qu’apprend Émilien dans ce roman d’apprentissage tout à fait insolite ? La leçon vient non pas des livres (certes le narrateur lit Daphné du Maurier) mais bien de la vie et de ses rencontres, en l’occurrence celle de l’orgue :
« Cet entremêlement d’orgue et de voix ne disait qu’une chose, l’opacité du monde et le désir de briser les liens, les solidarités mortifères, les enfers sournois, de ne reconnaître au monde d’autre autorité que la puissance d’Ashley, de ne désirer rien que l’ivresse de partance sous la voilure souveraine de la musique ».
C’est une écriture truculente, jubilatoire qui brouille les langues et les époques – le bretonnant « karrikell » voisinant avec les mots latins savants ou avec les beaux noms des pièces de l’orgue. Les sixties avec la Carthage antique, la Guerre de Sept ans. Où le fantastique se teinte allègrement d’ironie, pour le grand plaisir du lecteur.
Marie-Hélène Prouteau
D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
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