[JE NE SAIS POURQUOI L’AUTRUCHE ME FASCINE AUTANT]
Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant. C’est un animal tout en jambe, avec un cou rose qui semble pousser, pousser dans l’excitation du danger. Elle surveille la savane du haut de deux mètres cinquante. Je suis certain qu’en se mettant sur la pointe des onglons, elle avoisine les trois mètres. Être aussi jambu ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à fuir. Sa chair doit être très nerveuse. Les vrais amateurs de steak n’y trouveront pas leur bonheur. Certes, il y a plus à manger dans un cou d’autruche que dans celui d’une poulette. Mais là encore, elle est battue. La girafe a un cou plus long. Ce qui doit donner des filets de plusieurs mètres. Qu’importe la longueur, la vitesse, les enjambées spectaculaires : la vie n’est pas un match de basket. On ne s’élève pas à l’intérieur de soi du fait d’avoir sa tête à cinq ou six mètres du sol. Le but n’est pas de sauter haut mais de sauter juste, dans le corps qu’il faut. Arriverai-je un jour à me débarrasser de ce besoin de comparer les tailles, les performances ? Moi, je ne suis pas grand à côté de ces perches. La noisette que je suis vaut bien plus qu’une noix de bison ou d’éléphant. Ce n’est pas la quantité qui fait la qualité ! Il est vrai que par moments j’aimerais bien me dénouer les jambes, ne plus les tenir dans ma tête. Je suis certain que je m’anémie à force de jouer au spéléologue de l’âme. Un bon coup de pied, un jarret débandé sont sûrement un remède plus efficace contre la crampe que l’immobilité surfaite d’une pietà. Les descentes de croix sont plus propices à l’ulcère duodénal qu’une rencontre de football ! Me serais-je trompé à ce point ? Le noir dans lequel on m’a plongé est-il le seul responsable de ma parfaite blancheur ? D’un seul coup, je doute en pensant aux courses folles de tous ces animaux dans la savane. Mourir d’épuisement, tout couvert de sueur, sous une patte féline, a peut-être plus de beauté que ma tête attendant la sauce gribiche ou ravigote, au milieu de pommes vapeur.
Quels que soient ma présentation, mon onctuosité, mon dévouement, je suis persuadé que les gens roteront après m’avoir arrosé d’une Côte-rôtie ou d’un Saint-Joseph. C’est fou comme je me sens à l’étroit, d’un seul coup, dans nos livres de cuisine. Et pourquoi pas un veau à l’estrapade, pris à la hussarde ! Un flanchet ou des côtes premières à la croque-en-sel ! Du direct, quoi, et non de la popote pour ménagère. Quelle chance a la gazelle légère de se faire déchirer, écarteler sur le sol par un vigoureux lion à l’opulente crinière ! Rien à voir avec une cervelle servie avec sa noisette de beurre et son filet de citron. Je me vois en veau à la tartare, usé et cuit sous la selle et pris à pleine bouche par un barbare odorant, sans qu’il descende de cheval. Il est préférable de finir boucané qu’en blanquette avec un bouquet garni lors d’un repas de dimanche après la messe. Aiguillette de canard, poulette, chapon, dindon, tout ça est gentillet et sent la basse-cour, le bec au ras du sol. Je vais finir par aimer les taureaux. Peut-être qu’en fouillant bien, j’en suis un ? Le corps à corps avec le matador, la muleta, et les carmencitas qui crient leur amour au passage des cornes : j’en rêve ! Peut-être que ma viande sera écumeuse et noire, mais au moment de ma mise à mort, je serai dans la bouche de tous les aficionados. Ô mon héros ! je te donnerai deux oreilles, et toute la tête si tu veux, rien que pour faire rougir ta belle aux yeux de jais. Et je serai pour elle, même un bref instant, la mort vaincue, la mort prise à la mort, gagnée dans la poussière de tes pas.
Que de fins possibles ! Pourquoi ai-je choisi de me rompre à la table dominicale comme un pain béni en famille ? Pourquoi n’ai-je pas choisi la lame d’une épée, au milieu des fleurs rouges et des olés ! Chacun son arène. La lame, je la connaîtrai à ma façon. Et tous ces picadors endimanchés me ferrailleront aussi bien qu’un taureau à la fin inépuisable. Certes, je n’aurai pour fleur qu’une gelée de groseilles, mais quel plaisir ce sera de trouver enfin de vraies dents.
Jean-Louis Giovannoni, Journal d’un veau. Roman intérieur, XVIII, Deyrolle/Verdier, 1996 ; éditions Léo Scheer (deuxième édition), 2005, pp. 101-104.
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