Jacopo Carucci, dit Pontormo (1494-1557) Autoportrait, vers 1520 La Spezia, Museo Civico di arte antica, medievale e moderna Amedeo Lia Source [JOURNAL, janvier 1555] mercredi j’ai soupé 14 onces de pain, un filet1, une salade d’endive, du fromage et des figues sèches. jeudi j’ai soupé 15 onces de pain. vendredi 14 onces de pain. samedi je n’ai pas soupé. dimanche matin j’ai déjeuné et soupé avec Bronzino du gâteau de sang et des boulettes de foie. le porc lundi soir j’ai soupé 14 onces de pain, un filet, du raisin, du fromage et une salade d’endive. mardi soir j’ai soupé une salade d’endive, 11 onces de pain, une saucisse et des pommes cuites au jus. mercredi soir et jeudi soir 24 onces de pain et j’ai mangé du porc cuit et du vin. le 11 janvier* vendredi soir 11 onces de pain, des endives, une omelette. le 12 j’ai soupé une omelette, une salade d’endive, 12 onces de pain et ce même soir j’ai rempli le tonneau avec le vin de Piero dont j’avais prélevé 17 fiasques et pour le remplir il a fallu 13 fiasques ; il m’en est resté quatre et avant j’en avais eu jusqu’à ce jour 6, de sorte qu’en tout ça fait 23 fiasques et ce jour-là il a eu de moi un baril de mon vin. dimanche j’ai déjeuné et soupé chez Bronzino, le 13 janvier 1555. lundi je suis allé à San Miniato j’ai soupé une saucisse, 10 onces de pain. mardi un carré2, des endives, une livre de pain, de la gelée3, des figues sèches et du fromage. le 20 j’ai soupé chez Daniello une pintade, Ottaviano était là, c’était dimanche soir. le 27 janvier j’ai déjeuné et dîné chez Bronzino, Alessandra est venue après le déjeuner, elle est restée jusqu’au soir et puis elle est rentrée ; c’est ce soir-là que Bronzino et moi sommes allés à la maison voir le Pétrarque c’est-à-dire les flancs, les estomacs, etc.4 et j’ai payé ce qu’on a joué. […]5 le 30 janvier 1555 j’ai commencé les reins de cette figure qui pleure l’enfant. le 31 j’ai fait un peu du pan du vêtement qui l’habille, il a fait mauvais temps et j’ai souffert pendant deux jours du ventre et des boyaux. La lune a fait le premier quartier. _____________________________ * [NOTE d’AP] Calendrier julien _____________________________ [NOTES de Fabien Vallos] 1. Filet de porc 2. Carré de porc 3. Gelatina : il ne s’agit pas de gelée de fruits (confiture) mais d’une gelée de viande servie froide. Depuis plus d’une semaine Pontormo ne mange que de la viande de porc. Il est donc possible que cette gelatina soit de porc. 4. Il s’agit sans doute d’un pari fait sur une citation de Pétrarque Trionfo della morte II, 43-45 : Silla, Mario, Neron, Gaio e Mezenzio Fianchi, stomachi, febbri ardenti fanno Parer la morte amara più ch’assenzio. Sylla, Marius, Néron, Caligula et Mézence, Les flancs, les estomacs, les fièvres ardentes font Paraître la mort plus amère que l’absinthe. 5. Un ajout dans le coin gauche illisible. Jacopo da Pontormo, Journal, Éditions MIX., 2006-2008-2016, pp. 14-16. Traduction, notes et postface de Fabien Vallos. span> [LISANT UNE PAGE, UNE AUTRE…] (extrait de Pierre Parlant, Ma durée Pontormo) Lisant une page, une autre, un autre encore ; chacune avec passion, gratitude ou stupeur à la clé ; chacune m’immergeant dans la nuit sous l’ampoule. Si bien que le Journal se mit à dérouler, ou plutôt à ouvrir sur un temps inédit. Au fil d’un jaillissement, inconséquent, souvent, correspondaient deux-trois alinéas. Les mots, silencieux et puissants, s’y accordaient. La vision de la phrase inventait le regard dès que la lettre s’écartait. Quelques espaces se découvraient, chemin faisant. Là se tenaient de petits croquis, posés alors comme pour se souvenir. La pensée cessait de calculer pour contempler la conjonction de lignes ramassées en un chiffre fulgurant. Fléché par l’attention, privé de volition, l’œil suspendait sa fixation, et les muscles leurs saccades. Me croirez-vous, entre les signes écrits il y avait du bruit, un bruit léger mais obstiné ; il y avait une foule et j’étais seul. Aujourd’hui, non seulement persiste en moi le contenu précis de certains passages de ce bouquin mais me revient à discrétion l’effet qu’ils produisirent sur l’insomniaque que je devins. Il était notamment question d’une joue, ailleurs du froid du vent, d’une tête d’enfant qui se penche et, sauf erreur, fait mention quelque part d’un sonnet. Qu’il s’agisse si souvent de nourriture m’étonna. Naturellement, le peintre ne manquait pas d’évoquer son travail, ses conditions pratiques et les péripéties qu’il impliquait. Mais tout s’écrivait aussi sous le regard de maux divers, de soucis, de manies et d’aliments ingurgités. Accessoirement d’argent, de temps en temps de faits météorologiques. Pour l’essentiel, à la dévolution d’une vie que le peintre suivait à vive allure s’adossait la conduite d’un chantier qu’une inquiétude n’incitait pas, à l’évidence, à tempérer, mais qu’une forme secrète organisait dans son détail le plus scabreux. La densité de ces moments de non-peinture m’impressionnait. Moments sans œuvre auxquels l’œuvre doit tout. Je lisais : le peintre ne taisait rien, difficultés, douleurs, incertitudes, sans que jamais un nom bien défini ne leur correspondît. Bien sûr, certaines des peines ou des douleurs physiques qu’il indiquait étaient imputables aux années — au moment de cette rédaction, l’homme n’était plus un jeune homme — mais aussi, c’est certain, à une sourde angoisse venue au monde le même jour que lui, au même endroit que lui. |
PIERRE PARLANT Source ■ Pierre Parlant sur Terres de femmes ▼ → un autre extrait de Ma durée Pontormo ■ Voir aussi ▼ → (sur le site des éditions Nous) la fiche de l’éditeur sur Ma durée Pontormo → (sur aparences.net) Pontormo |
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