« LA RONCE EST LA FIN ET LE COMMENCEMENT, C’EST ÉCRIT »
Des voix anonymes se partagent le récit. Un récit sans projet fictionnel, sans organisation chronologique ni personnages. Chacun des interlocuteurs formant avec l’autre « l’unité fictionnelle » autour de laquelle se construit l’échange. Des voix d’hommes et de femmes qui se parlent se répondent s’invectivent qui se perdent en « digressions sur l’existence ». Sont-ils nos contemporains ces humains empêtrés dans les violences faites aux femmes et impliqués sans remords ni états d’âme dans les massacres perpétrés sur leurs semblables ? La barbarie a-t-elle un âge ? Dans quelle « programmation initiale » faut-il en chercher l’origine ? Rien n’est sûr. Pas même l’examen méticuleux des prodromes ni celui, précis et systématisé, de l’enchaînement des causes aux effets. Pourtant tout invite le lecteur à penser qu’il est bien l’exact contemporain des acteurs en présence, tant lui sont familiers propos et langage. Ces propos, subtilement agencés par Esther Tellermann, forment un récit. Première version du monde en est le titre. Le récit s’apparente à un « long récitatif » sur la disparition. La disparition de l’espèce humaine. Programmée de longue date, depuis « la fissure originelle ». Savamment orchestrée par les gouvernements, leurs théorisations bien élaborées et leurs sombres machinations. Et fondée sur « les comptes des progrès civilisateurs ». Le lecteur et ses contemporains sont donc concernés. Confrontés et emportés qu’ils sont dans le tourbillon du leitmotiv de leur propre engloutissement :
« une façon singulière de disparaître » / « une tentative pour disparaître » / « notre acharnement à disparaître » / « pour enregistrer notre disparition ».
Le récit se répartit en trois sections, lesquelles se subdivisent en chapitres numérotés. Aucun titre ni sous-titre intermédiaire, aucun indice qui permette d’établir une dissimilitude ou une progression d’un ensemble à l’autre et, à l’intérieur de chaque ensemble, d’un « poème » à l’autre. Aucune « béquille » hors texte ou paratexte qui permette au lecteur de s’arrimer ou de prendre appui. Encore moins de répondre aux premières questions qu’il se pose : comment s’effectue le passage d’une section à l’autre ? Qu’est-ce qui les différencie entre elles ? Autant dire que ce récit, côté poète, est une véritable performance, d’une grande unité de ton (qui joue sur les variations de langage et sur les différents modes d’expression) et d’une grande exigence tant du point de vue de la pensée que du questionnement. De son côté, le lecteur est, au premier abord, désemparé. Par les spécificités du texte, par la complexité du propos et par la violence que ce dernier draine avec lui. Puis, happé pour les mêmes motifs. Tenu en suspens. Et enlevé par la puissance du texte et aussi par sa grande beauté. Ainsi pensé et écrit, loin des modèles littéraires préétablis, conçu pour échapper à toute règle fictionnelle, le récit Première version du monde tend-il vers l’abstraction. Une abstraction recherchée, portée par une écriture d’une densité et d’une force exceptionnelles.
Pourtant un « je » intervient dès l’incipit, qui annonce d’emblée, en phrase d’ouverture :
« Je pense que cela se terminera ainsi : sur une première image ».
Mais quelle est donc cette image ?
Mon réflexe premier a été de me reporter à la dernière page, au dernier paragraphe et à la phrase conclusive qui énonce :
« peut-être demain nous immerge en une seconde version du monde ».
La première image est celle d’une disparition et c’est sur une noyade que s’achève le récit. Mais cette immersion, pour généralisée qu’elle soit (le « nous » inclusif en témoigne), n’est pas définitive puisqu’elle génère une « seconde version du monde ». Est-ce à dire que cette « seconde version » annule la précédente ? Celle qui déroule ses anneaux tout au long des « méditations » qui occupent l’intégralité du récit ? Ou bien s’agit-il d’un recommencement, de même facture que cet enchaînement de réflexions et de questionnements dans lesquels Esther Tellermann entraîne son lecteur tout au long de Première version du monde ? Considérée avec recul, à livre refermé, la vision est vertigineuse. Elle ramène avec elle un langage babélien, coloré et gouailleur, une gouaille pouvant aller jusqu’à la vulgarité ordinaire de nos discours, un langage toujours recommencé, porté par un mouvement de houle que rien ne semble devoir interrompre. Début et fin se rejoignent se complètent s’avalent en un éternel mouvement d’ ouroboros. Que l’on peut sans doute appeler l’Histoire.
L’ensemble des « poèmes » est échafaudé sur le constat et la dénonciation d’une violence généralisée, violence des mots autant que violence des actes :
« Dégrafe ton soutien-gorge, allonge-toi sur l’estomac, soulève tes fesses, qu’est-ce que la nudité qu’une forme d’arrogance ? J’entre comme une première fois, au fond elles portent plainte mais elles aiment ça, geindre, revenir à l’état de chiffon sale, qu’est-ce qu’elles ont toutes à causer comme s’il fallait enfin sortir des ténèbres, on les a pas attendues. »
Ou encore :
« ils sont tous assis en file indienne à l’extrémité de leur embarcation, quelle misère, il semble que l’humanité soit encore à l’état d’ébauche, tous contaminés, faut les débusquer, ils infectent la terre ».
Et plus loin :
« Ils grommelaient leurs oraisons dans la poussière, un agrégat blanc et misérable, prosternant leurs faces brûlées par le soleil, les vautours auraient bientôt dévoré ce néant puant l’ordure, le vent se leva, on ouvrit le feu ».
Cette violence est celle du monde d’aujourd’hui mais sans doute aussi, plus largement, du monde depuis ses origines. Comme si le rêve premier et unique de tout homme était celui de la mort. Mort première/voix première.
« Nous voulions mourir. Que souhaitons-nous d’autre que mourir ? »
L’Histoire est au centre du mouvement dans lequel se trouve embarqué le lecteur. Elle est ce fil conducteur qui motive le récit :
« Nous voulions remonter le fil de notre histoire mais avions renoncé à parler », dit la voix première de l’incipit. Car l’Histoire charrie avec elle — en dépit des efforts déployés pour en « étouffer le cri » — nombre d’images ineffaçables : « cambrures, chemins de croix, champs de ruines ». Ou encore : « monceaux de chevelures, dents de lait, symboles de l’étonnement, chaussures noires, humeurs qui remplissent les trous du dimanche. »
Mais l’un des drames majeurs de l’homme, en proie à son inconséquence, n’est-il pas d’être le bourreau de lui-même (l’héautontimorouménos), de faire de lui-même la victime de ses contradictions ?
« Nous étions sourds aux conséquences de nos actes, avouons-le, étions contents de leur radicalité comme de l’intensité dramatique dont nous avions coloré nos vies. »
Aux côtés, ou entre les interstices laissés par la grande Histoire des guerres et des destructions massives, se glisse la multitude des autres histoires, histoires vécues dont le patient se déleste sur le divan. Ou histoires rêvées. Celles que tout lecteur avide de romanesque et de sentimentalité, attend et dont se défie Esther Tellermann. Qui se refuse à s’adonner à ce jeu de l’écriture tout en s’y livrant par prétérition parodique pour mieux s’en éloigner et pour mieux nous en éloigner. Comme dans ce passage de la première section — que j’intitulerais volontiers « le temps philosophique » — dans laquelle la poète donne une définition du récit, précise le non-objet de ce dernier, puis laisse sa plume emprunter le chemin du roman social, avec sa cohorte de clichés et son chapelet d’images surfaites, avant de retourner à des considérations sur la disparition :
« Raconte l’histoire,
un début glisse vers une fin,
reconstitue les sous-entendus, les suppositions, ma tactique consiste à forcer ta langue,
j’étais sous l’effet d’une tendresse, je croyais tenir le fil d’un récit qui validerait notre inexistence, nous condamnerait une bonne fois pour toutes : une misère sociale, par exemple, où ils passent leur temps à se photographier, accumulent leurs secondes de vie dans du formol, petits écrans vernis, c’est le négatif de leur vie entière, ça se déclenche par une simple pression fictionnelle…
Raconte,
elle marchait près de lui comme une tache claire, ils approchaient maintenant un petit bois, l’ombre accentuait leur avidité de voir, sacralisait leur force à se coudoyer ainsi dans le silence qui les unissait. Elle sentait qu’elle devrait se fondre à la ligne de crête, sans rien comprendre de la trace des pas, des aspérités du chemin ou du cri de l’écho […].
Ils avaient cheminé entre quelques ordres absurdes, sans récriminations, par simple obéissance, accordant leur respiration aux constats des airs rabâchés qui dessinent une trame les confondant à leur histoire. Ils s’imprégnaient d’autres histoires si oubliées qu’elles les empêchaient de changer de forme, les dirigeant dans un mouvement giratoire sans fin : une ombre tourne autour du sillon où passent des visages décharnés. Probablement ils étaient les témoins de notre acharnement à disparaître. »
La poésie n’est pas épargnée, elle non plus, touchée par « l’ivresse » que « veut le déclin » :
« les poètes ne dispersent-ils pas les crimes dans des anthologies émouvantes » ? interroge une voix.
« Une vie entière est un long récitatif », affirme l’une d’elles. « Vos romances vous ont depuis longtemps fait disparaître », dit une autre. Une autre encore ordonne : « Achève le roman, c’est soi qu’on aime, c’est soi qu’on tue, c’est soi qu’on pleure, c’est pour ça qu’ils se pardonnent, sinon quoi ? »
« La ronce est la fin et le commencement, c’est écrit », reprend la voix.
Tout cela laisse peu de place à une issue autre que celle livrée au mal. Seule l’écriture, menée ici avec maestria, offre quelque espoir, non de rédemption, mais d’exaltation. Car rares sont les œuvres d’une telle intensité, d’une telle puissance. Fulgurant, ai-je lu quelque part. Et c’est l’adjectif qui me semble le mieux rendre compte d’une entreprise de pareille envergure.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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