[LE LAC EST UNE ÎLE GARDÉE PAR LES ARBRES]
Le lac est une île gardée par les arbres, qui tantôt la masquent tantôt se courbant, ployant comme des cordes, en révèlent des zones et les paysages mystérieux. La terre est incertaine : un pas et le chemin se ferme. Les cieux et les eaux sont à peine séparés, des formes attendent dans l’argile, la vase, qu’un rayon de chaleur les touche. Certains rochers couverts de mousse crissent et chantent. Les taches minuscules des grenouilles jaillissent parfois — bleus marbrés, rouges striés d’ocres, les pattes écartées sur le vide. Il y a peut-être des montagnes au loin, irisées de neige et qui se mêlent au ciel : les bruits voyagent longtemps avant de se cogner contre la pierre. Cependant, comme un animal ou une statue, un silence solennel garde les alentours. Au-dessus du lac il n’y a rien : nul battement d’ailes, nul vol, nulle quête.
Le paysage s’éloigne, puis se rapproche. Les joncs tournent autour de l’étrange animal puis s’immobilisent — jaunes, verts mats dans la légèreté du jour. Les roseaux autour de lui forment une forêt de fines lances. Là-bas des papillons pâles, peut-être une glycine. Des boutons serrés et secs parsèment le sol : aubépines, églantiers. Par endroits ont éclaté des fleurs jaunes, épaisses et neuves, une odeur de chair monte de leurs cœurs offerts et l’étrange animal voudrait lécher ces épines minuscules ou ces perles rouges que le sable n’a pas encore avalées. Son cœur tangue et cogne contre le vide : toujours les mêmes arbres les mêmes herbes l’entourent. Feuilles plus fines que le papier, et coupantes comme une lame. Baies dures, sculptées dans l’améthyste et la cornaline, épines souples, tiges amères. L’étrange animal court dans le paysage immobile. Le vent ne l’atteint plus, ni les ombres serrées des roseaux. Le lac disparaît. Un instant il s’étonne d’un goût revenu dans sa gorge, le sucre de certaines feuilles ou des fruits passés. Il ne croque ni les baies ni les tiges, car il se souvient que certains parfums, certains sucs enchantent l’esprit et l’égarent.
Insectes, marais. Dunes hérissées de branches creuses, empreintes aussitôt recouvertes chemins effacés, légers éboulements où les grains coulent comme si des serpents serraient au-dessous leurs anneaux. Des trésors ensevelis glissent vers le centre de la terre : anneaux noircis et couronnes d’argent, couteaux d’os, tambours, colliers, robes, cornes, dents, gants et rubans s’enfoncent, se perdent — le fil cède la trame se déchire, sur l’ivoire, le bois et le corail les fleurs et les noms gravés commencent de s’effacer. Qui creusera ce sable-là ? Les sommeils des rois est paisible, sur leur tombe leurs calmes yeux peints sont grands ouverts. Le pays est vaste nul mouvement n’y marque les heures. La course de l’étrange animal reste enfermée dans son cercle vain. Derrière le voile mouvant des feuilles le lac allume des cristaux, qui scintillent et disparaissent. La nuit ne vient pas, ni le soir. C’est midi : l’étrange animal s’allonge et laisse le soleil entrer en lui. Quelque chose flambe presque aussitôt : toutes les couleurs sèchent et s’annulent dans cet œil énorme.
Béatrice Leca, L’Étrange Animal*, Éditions Corti, Collection Domaine français, 2019, pp. 100-103.
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* NOTE D’AP : ouvrage disponible en librairie le 17 janvier 2019.
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