DANUBE (extrait)
La tragédie de Mayerling, la mort mystérieuse de Rodolphe de Habsbourg et de Marie Vetsera dans le pavillon de chasse le 30 janvier 1889 est une triste histoire qui a frappé pour un siècle l’imagination populaire, suscitant une authentique piété et alimentant un culte héroïco-sentimental pour le suicide d’amour, donnant naissance à des romances en technicolor et à des hypothèses sur de sombres intrigues menées au nom de la raison d’État. Cette tragédie est la pauvre et tendre histoire d’une de ces équivoques qui à la suite de quelque heurt banal mais fatal, font dérailler la vie de sa voie quotidienne pour la précipiter dans l’emphase de la destruction.
Marie Vetsera, au moment de sa mort, n’avait pas encore dix-huit ans ; l’été précédent, avant même de connaître personnellement l’archiduc, elle était tombée amoureuse de loin, avec l’exaltation d’un cœur sans défense qui a besoin de se créer un absolu auquel se soumettre et se sacrifier sans réserve, et qui doit adorer pour se convaincre de vivre poétiquement, pour donner un sens à sa propre existence encore informe, laquelle sinon semble devoir se consumer en une indéfinissable mélancolie. L’archiduc avait tout juste passé la trentaine, on le connaissait pour ses idées libérales, son arrogance à faire étalage d’une vie dissolue, et pour une impulsivité dominatrice qui le poussait à des élans de générosité, à des excès de forfanterie et à une irascibilité soupçonneuse dont faisait les frais surtout sa femme, l’archiduchesse Stéphanie.
Marie Vetsera, raconte sa mère, la baronne Hélène, dans son livre de souvenirs Mayerling, allait voir l’archiduc aux courses et au Prater, confiait à sa femme de chambre que Rodolphe l’avait remarquée, ou, peu de temps après, qu’il l’avait saluée avec une attention particulière, et elle jurait qu’elle n’aimerait jamais personne d’autre. Elle vivait — sur cette limite ténue, heureuse et malheureuse entre l’adolescence et la jeunesse — la saison des grandes manœuvres du cœur et des sens, elle faisait ses premiers pas dans cet apprentissage des affections où l’on cherche à tâtons, à travers le jeu et l’enchantement des premières rencontres, le chemin qui mène à l’amour.
Ces regards échangés dans les allées du Prater, et, peu après, ces rendez-vous furtifs et ces subterfuges auraient dû être, pour elle aussi, les accords initiaux et tâtonnants, les répétitions de l’orchestre des sentiments se préparant, dans une rumeur encore confuse, à jouer à l’unisson la grande symphonie de l’amour. Mais quelques semaines plus tard tout s’achevait dans cette mort à Mayerling, dans l’outrage que le coup de pistolet à la tempe et la rigidité cadavérique avaient infligé à ce corps charmant, dans ces détails de l’autopsie relevés sur les documents officiels avec une précision protocolaire qui n’a servi qu’à embrouiller davantage ce qu’on a coutume d’appeler le mystère de Mayerling. Quand on regarde les portraits de la petite baronne, ce visage délicat et peu expressif, qui ne montre que la grâce impersonnelle propre à cet âge de dix-huit ans, on pense à ces tragédies scolaires de jeunes vies brisées par la première mauvaise note ou le premier reproche, écrasées elles aussi par un mélange d’absolu et de hasard, tombées à cause d’un obstacle qui pour les autres, pour ceux qui ont survécu, semble tout à fait insignifiant et qui pourtant a été insurmontable pour elles.
Elena Vetsera note aussi dans son recueil de souvenirs les détails les plus pénibles de cette histoire et de sa fin — ou du moins de sa version à elle de la fin, destinée à ne rester qu’une parmi tant d’autres, en contradiction avec d’autres encore plus discutables, comme les divagations de l’impératrice Zita. L’opuscule, paru en 1891 et saisi par la police autrichienne, est un petit livre aride et émouvant, dont la prose négligée est dictée bien sûr par l’amour maternel, mais surtout par une autre passion au moins aussi forte, la respectabilité. La baronne Vetsera veut disculper sa fille de l’accusation d’avoir eu une responsabilité active dans cette tragédie, et elle veut surtout réfuter les racontars selon lesquels elle aurait été au courant de cette liaison illicite, et l’aurait favorisée.
Claudio Magris, « Café Central », 4 in Danube, Gallimard, 1988 ; Collection folio n° 2162, 1990, pp. 236-238. Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau.
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