Chapelle de Truinas (Drôme) au-devant du petit cimetière
où repose le poète André du Bouchet
D.R. Ph. angelepaoli (12 juillet 2018)
POINT FINAL
Vers la fin de sa vie, il me disait souvent : « Tu verras, le temps se rétrécit de plus en plus. » À l’automne, dans la Drôme, face à la montagne, l’ombre gagnait la maison bien avant le coucher du soleil. Les journées se faisaient courtes. Nous sortions dans le dernier jour. Mon père chaussait ses bottes, mettait une écharpe. Nous remontions le chemin de Truinas. Il y avait ce côte à côte, chargé de tout ce qui avait déjà été dit, de tout ce qui ne le serait jamais. Dans le tournant, lorsqu’il avait plu, il fallait contourner une grande flaque. Ça glissait, nous nous tenions la main. Ensuite, le chemin monte jusqu’à la route. Il prenait son courrier à la boîte aux lettres, souvent nous poussions jusqu’à la mairie, marchant d’un bon pas sur l’asphalte sonore. Il avait sa canne en coudrier, celle avec laquelle il s’amusait à nous poursuivre lorsque nous étions enfants en nous menaçant de nous « bastonner ». Parfois nous faisions halte chez un agriculteur qui offrait un verre de vin rêche. On entrait dans la salle sombre, on s’asseyait autour de la table, on parlait de l’orage, de la chasse, d’une recette de cuisine. Le soir tombait. On allumait le plafonnier qui faisait un rond orangé sur la table. Il y avait des silences, on servait une dernière goutte. Mon père se levait, nous prenions congé. On revenait dans la nuit, sur le chemin je lui tenais le bras dans l’obscurité.
*
À l’instant de finir, je repense au « point final » évoqué par lui peu de temps avant de mourir. Sur le moment, je l’avais entendu stricto sensu, le « point » achevant son dernier livre, celui de tous les livres. Il me semble aujourd’hui d’une nature différente qu’au moment de commencer ces lignes. De quel point final s’agit-il, lui pour qui le sentiment de l’essentiel était indissociable de celui de l’inachevé ?
Dans sa postface, intitulée « L’infini et l’inachevé », au recueil L’Œil égaré dans les plis de l’obéissance au vent consacré à Victor Hugo, mon père cite ce dernier : « La pensée c’est l’illimité. Exprimer l’illimité, cela ne se peut. Devant cette énormité immanente, les langues bégaient. » Et de poursuivre en commentaire : « On sera toujours stupéfait de la facilité verbale inouïe dont dispose ce poète pour qui le propre de l’essentiel est de ne pouvoir s’exprimer et dont le propre du talent est de toujours masquer l’essentiel. La “création bègue”, “l’énigme qui a peur du mot”, cette grande nature qui n’affleure que par lambeaux. » Lorsqu’il écrivit ce texte, il avait vingt-sept ans. C’était l’année de ma naissance.
Cette « grande nature qui n’affleure que par lambeaux », c’était aussi lui. Mon père. Il me semble à présent que le « point final » évoqué à l’hôpital ce jour d’avril 2001, mois de sa mort, rendait possible de faire du « lambeau » un tout, d’envisager l’infini et l’inachevé. Et de conclure la proposition qui fut sienne sa vie durant, que nous entendîmes dans sa bouche toute notre enfance : « Je me mets au monde moi-même chaque jour. »
Et du même coup de se retirer comme on ferme la porte.
Paule du Bouchet, Debout sur le ciel, récit, éditions Gallimard, Collection Blanche, 2018, pp. 114-116.
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