Collection Poésie, 2018. Peintures de Marie Alloy.
Lecture de Jean Marc Sourdillon
L’HYPOTHÈSE D’ISIS La mort avait-elle choisi, arrêtant d’un signe, les promesses fécondes ? Au commencement du geste d’écrire, il y a chez Isabelle Lévesque, on peut du moins le supposer pour ce livre, l’événement d’une perte ou d’une séparation. Quelque chose a été perdu, de primordial, quelque chose de nécessaire pour vivre… Sans doute quelqu’un, un père, un amour, mais aussi la parole qui allait avec, la parole née naturellement de la plénitude pour la soutenir, et qui a pour nom poésie. Tout est « loin » désormais, à distance. Voilà pourquoi écrire, qui est une manière de prolonger, fût-ce artificiellement, dans le présent ce qui a été perdu, est pour elle vitale : Elle écrit, c’est sa vie. Mais ce qui s’est perdu, avec la relation qui permettait de vivre, c’est précisément ce qu’il faudrait écrire : « le poème ». Le poème qui tenait ensemble, ou plutôt qui demeure la seule trace vivante de cela qui autrefois tenait ensemble ce qui injustement a été séparé. Portant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tout se passe, dans l’écriture, comme si le poème au commencement avait explosé – soufflé par une déflagration – et qu’il était désormais derrière celle qui écrit, souffle coupé, comme s’il était devenu perpétuellement manquant. Du poème il ne reste que des bribes, du grand feu de la vie ensemble, ne restent que des braises. Nous ferons poème de bribes. Avec tout cela comment faire un présent ? D’abord, semble-t-il, en prenant acte de la dispersion inaugurale : Nouer les mots au feu de la dispersion. Oui, mais comment un tel geste, aussi paradoxal, aussi contradictoire, se manifeste-t-il concrètement dans l’écriture ? Par le recueil et la disposition des bribes restantes. On voit des mots, des signes jetés en vrac sur la page, sans liens, sans fils, sans syntaxe ni coordination, parfois même sans articles. Ce sont les simples pièces d’un puzzle sans l’image qui les rassemble. Ou la partition déchirée d’une chanson dont il ne reste que quelques mots sans la mélodie qui les portait sur le silence. Accord disloqué, poème brisé, dévoré par le silence. Souffle – à peine, léger. Conte, s’il vole. Fée change, baguette souple, coudrier, Trace où vit le soir, et l’alerte or et le jour, l’or trouvé dans les légendes. Un poème en pièces détachées. Voilà tout ce qu’on a. Les fragments dispersés d’un conte qu’il faudrait écrire. Mais manque ce qui permettrait de les mettre en ordre : la magie d’un commencement, la baguette qui fait surgir la source sous le silence ou le souffle qui soutient les mots au-dessus de lui, ce qu’on appelle tout simplement la parole. Pas d’intrigue ni de mélodie, pas d’unité ou de cohésion atteignables dans ce moment du temps. L’écriture serait la seule ressource, mais où trouver le commencement ? Là est la déchirure. La dispersion sera ce point de départ. Du poème dont on a perçu la grande forme englobante autrefois dans l’écoute, ne restent peut-être que des bribes. Mais ces bribes sont infiniment précieuses, braises d’instants autrefois vécus et surgissant dans le présent à la faveur des mots qui les nomment. Ou plutôt signalées par eux, désignées au loin par des sortes de notes, juste un mot ou deux comme on en griffonne à la hâte pour ne pas oublier, des sortes de pense-bêtes, d’indices sur quoi s’appuie la mémoire. Voilà pourquoi, au moyen des mots, il faut aller chercher une à une ces braises, les recueillir sinon les rassembler, les faire tenir dans un même moment, sur une même page même si manque le fil qui les tenait. C’est en quoi consiste le geste d’écrire. Une conquête sur le silence et l’oubli, une manière de « cogner » à coups de mots le temps qui toujours éloigne et décompose, grand pourvoyeur de vide. Voilà tout ce qu’on peut, voilà à quoi ressemble un poème d’Isabelle Lévesque dans ce livre. Un poème d’un ici et d’un présent empêchés. Séparés. Un poème sans le poème mais qui le suppose, c’est en quoi il est tout de même poème. Un poème qui se souvient de ce qu’a été la poésie et qui croit encore en elle, et tend éperdument vers elle sans pouvoir la trouver. C’est pourquoi, on le comprend, toute son écriture est un appel. Une façon de se tourner en l’appelant vers celui qui tenait en cercle le jour autour de lui et rendait possible le poème, sa totalité claire, son unité soutenant, illuminant la vie, faisant d’elle un feu continu et ordonné. Et ainsi, par ce geste, cet appel, ce qui se tente, difficilement mais non vainement, c’est de susciter à nouveau le poème qui donnait au jour sa perfection circulaire d’absolu, le soir tenant au matin sans passer par la fin. C’est dans l’appel, Isabelle Lévesque l’a bien compris, dans « l’invocation tutoyante »1, que se situe la possibilité d’un commencement. Si écrire est d’abord disposer les éléments recueillis dans un même silence, une même blancheur sur la page, comme le fait naturellement la glace, qui laisse le florilège, trace à peine, c’est surtout par l’adresse qu’on peut sortir de l’isolement et de la séparation. C’est en s’adressant à celui (ou celle) qui tenait en ordre le temps et lisait les poèmes. En lui disant « tu », en tentant de le rejoindre, de reconstituer avec lui le pronom « cousu au point de lune » de la communauté perdue que seul aimer peut inventer. Ce « nous » ouvert sans quoi il n’est pas de « je » ni de poème, ni même de vie continue à l’intérieur du temps puisque celui-ci travaille en sens contraire à la défaire. On retrouve là, peut-être quelque chose du grand chant courtois. Par l’adresse, par la parole, on s’avance vers celui qui toujours au loin appelle et sans cesse se dérobe. Mais qui par sa seule présence ou son souvenir indique une direction, fait de la distance une sorte de chemin, et permet ainsi que se recrée le fil qu’on a perdu, d’une histoire, d’un sens, d’une mélodie qui par son ordre rend la vie musicale, lumineuse, simplement vivable ou humaine. Sortie de l’inertie et du hasard. Le « tu » à qui l’on s’adresse, ou parce qu’on s’adresse à lui dans le poème, en même temps qu’il féconde à distance une parole, l’oriente, a le pouvoir de mettre en ordre, comme autrefois il le faisait, les éléments qu’on lui propose. Alors ta venue changeait l’ordre et nous, certains, cheminions. C’est ce qu’il veut : que celle qui écrit, par ses mots, fasse ressurgir un ordre, et au cœur de cet ordre une vie qui pourrait illuminer de l’intérieur comme un feu ou un baiser le présent qui s’est glacé. Il est celui qui montre l’exemple, qui enseigne à dire oui. Tu veux. Des poèmes. Je m’attèle. Tu souris. Alors possible. Je ferai, juré, les phrases ou les vers. Le poème, toute l’entreprise poétique devient alors une sorte de lettre qu’on écrit en dépit de la fin et de la séparation à l’être absent parce que même dans son absence, par les mots avec lesquels on s’adresse à lui, il peut se faire guide, suggérer lui-même ces mots et conduire vers le lieu du confluent des vies : J’entends les mots que tu hisses et les nuages rejoints se font torrents . Je voudrais formuler à propos de la poésie d’Isabelle Lévesque une hypothèse. On le sait, dans le célèbre mythe de l’Egypte antique, Osiris a été assassiné par Seth, son frère, jaloux de ses amours avec leur sœur commune, Isis, déesse du Nil et de la fécondité. Il a été non seulement assassiné mais aussi démembré et les morceaux de son corps ont été éparpillés dans le vaste paysage de la vallée du Nil. Isis par amour pour Osiris veut retrouver ces morceaux épars afin de pouvoir ensuite les rassembler, reconstruire et ranimer ce corps dépecé, littéralement lui rendre vie. L’écriture selon Isabelle Lévesque obéit, me semble-t-il, au même projet. Elle recueille elle aussi les morceaux du grand corps, du grand poème dispersé. Et, dans ce livre, elle est là, debout devant la tâche qui s’impose à elle. Et elle se pose la question d’Isis : comment faire pour que l’unité se refasse et que la vie revienne, circule à nouveau ? Face à la dispersion, sa réponse, on l’a vu, est dans la disposition et l’adresse. Il faut dans le cours des jours, entre soirs et matins, maintenir la relation, parler à cela qui gît en morceaux devant soi, présenter par la parole ces morceaux, les disposer sur la page en attendant le souffle improbable, générateur d’unité et de vie. Mais comment être sûr qu’il viendra ? L’adresse, la disposition, si elles permettent un commencement, ne suffisent pas pour donner l’accomplissement. C’est pourquoi d’autres réponses se suggèrent dans ce livre. Elles le sont parfois sous la forme d’une question comme si celui à qui elle s’adresse répondait par l’interrogative, esquivant l’affirmation et testant la capacité d’aimer ou d’espérer de celle qui écrit : crois-tu ? Crois-tu en la possibilité du poème ? En son pouvoir de redonner vie et forme à ce qui a été perdu et détruit ? La croyance ou la confiance est une réponse. Une autre est donnée, esquissée tout à la fin ; elle est dans une certaine façon d’utiliser la parole : la promesse. Il s’agirait, si l’on comprend bien, de s’appuyer sur les promesses autrefois fécondes, au temps où l’autre était là et lisait les poèmes, pour fonder dans l’aujourd’hui défait l’unité du poème et sa plénitude rêvée autour d’un avenir qui n’existe pas encore mais envisagé comme possible, mais projeté. Tout autant que son contenu, c’est la forme de la promesse, parole performative, l’acte de tenir effectivement parole, qui, parce qu’elle fait se relier le passé et l’avenir par-dessus le présent défaillant, permet d’instaurer une unité dans le temps, de littéralement tenir le temps et de substituer au fil de givre fragile et glacé le fil de vivre qui sous-tend de son chemin d’or toute poésie authentique et vivante. La dispersion est peut-être la condition du temps. On a pu l’appeler parfois « désastre », le désastre du sens surgissant au cœur même de l’écriture. La poésie, tout en étant lucide, consiste à ne pas se borner à le constater mais à chercher à le dépasser par tous les moyens que le langage et l’imagination mettent à notre disposition, à inventer des solutions à chaque fois singulières et nouvelles pour en sortir. Là, comme le montre ce livre courageux et exigeant, dans le refus de la résignation, est sans doute la fragile force de la parole poétique, là sa raison d’être et sa nécessité. Il se peut alors que, par une sorte de miracle, même si ce mot peut sembler étrange à celle qui écrit, un poème s’esquisse, fugitivement, évasivement, et que l’on soit d’un coup porté au bord des retrouvailles le long d’un fil incandescent. Ce que nous fûmes résonne. Image morcelée avant le soir. Braises et ricochets. Sur la mer, fragments dispersés du jour à la lumière des baisers. Jean Marc Sourdillon D.R. Texte Jean Marc Sourdillon 1. La formule est de Jérôme Thélot dans La Poésie précaire (PUF, 1997) _________________________ [Une version abrégée de ce texte a été publiée dans La Nouvelle Quinzaine Littéraire, n°1196, parue le 16 juin 2018] |
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