« MONTRE TA SERVITUDE »
L’ouvrage récemment publié par les éditions Nous sous le titre Les Hommes et la Poussière regroupe l’ensemble des nouvelles qu’a écrites Elio Vittorini dans les années 1930 et 1940. Cet opus s’ouvre sur un remarquable avant-propos de Marie Fabre : « Le nom caché de la communauté ». Une introduction éclairante sur l’auteur et sur l’environnement culturel et historique dans lequel celui-ci a baigné. Et dont il a été un protagoniste majeur par ses engagements, aussi bien littéraires, éditoriaux que politiques.
Ces nouvelles, toutes inédites en langue française, ont été traduites par Marie Fabre, professeure passionnée de littérature et de langue italiennes. L’organisation tripartite de ce recueil est en phase avec l’évolution intellectuelle, politique et littéraire d’Elio Vittorini, un des écrivains majeurs de son temps. Un écrivain majeur non pas tant par l’importance de sa production littéraire, quantitativement limitée, que par l’incidence qu’a eue cette production sur le monde des lettres italien. Un bouleversement qui va notamment conduire à l’avènement du « néo-réalisme ».
Renommé pour sa « double vocation » de créateur littéraire et d’éditeur, Elio Vittorini est un écrivain profondément engagé. Tout son travail rend compte de cet engagement, autant par la forme que prennent les nouvelles que par le fond qu’elles abordent. Elio Vittorini, grand admirateur et passeur des romanciers américains — Faulkner, Steinbeck, Caldwell, Saroyan —, suit de près les événements auxquels il prend directement part et qu’il fait vivre par le dialogue.
L’Italie que donne à voir Vittorini dans ces nouvelles s’inscrit dans une période houleuse de l’histoire du XXe siècle, marquée par l’accession au pouvoir de Mussolini, avec en contrepoids les engagements antifascistes (guerre et résistance). Un parcours que l’on retrouve dans Conversation en Sicile (1938-1939). Parcours qui s’accompagne de questionnements, pris sur le vif des rencontres et des échanges. De l’individu au groupe. « Le thème de fond de Vittorini, c’est toujours cette zone difficile du "commun" ou de "la réunion", rêve d’une dimension où viendrait se briser la solitude », écrit Marie Fabre dans « Le nom caché de la communauté ».
Les Hommes et la Poussière s’organise en trois volets :
- 1932-1939
- Les hommes et la poussière (1941-1947)
- Le nom, les larmes et autres récits (1939-1946).
Sous la tête de rubrique « Origine des textes » viennent se ranger les intitulés de chaque nouvelle dont sont précisées la date de publication mais aussi la source éditoriale (journal ou revue). Ainsi, dans le second volet, pour Les Hommes et la Poussière : recueil publié pour la première fois dans Inventario (automne-hiver 1946-1947). La nouvelle qui donne son titre à l’ensemble du recueil est une nouvelle brève. Elle met en scène un narrateur anonyme qui s’interroge sur lui-même et sur sa capacité à se penser tout entier, à la fois dans le moment présent et dans sa temporalité.
« Je veux me saisir et me retenir, dis-je, pour une heure, tout entier tel que j’ai été un certain après-midi, un certain jour, avec les pensées qu’on a eues ce jour-là et les souvenirs et les rêveries qu’on a eus au sujet de notre vie ».
Face à ce défi et aux interrogations qui tournent en boucle dans la tête du protagoniste — « et ma vie se peut-il qu’elle ne soit qu’un après-midi de poussière ? » —, la réponse est introuvable. Elle ne peut que rebondir sur une question du même ordre qui englobe cette fois « l’homme entier » :
« L’homme entier, se peut-il qu’il ne soit qu’un après-midi de grincement et de poussière ? »
Les différents récits, dont l’ordre d’occurrence est fonction de la chronologie de leur publication, constituent autant de « vignettes » dans lesquelles évoluent des êtres de tous les jours, aux agissements parfois un peu décalés, des originaux aussi, des hommes confrontés à leurs propres limites, subordonnés aux us et conventions de leur environnement social mais surtout à leur solitude, profonde et douloureuse ; à l’angoisse que génère l’attente. Le plus souvent des êtres déconcertants et drôles. Et toujours attachants.
D’un volet à l’autre, le style des nouvelles évolue, du plus classique au plus « moderne ». Les nouvelles de la première section se déroulent dans une atmosphère de presque insouciance et de presque bonheur. « Et c’était là le monde heureux où je brûlais d’entrer avec un bon fumet de café au lait qui montait au visage », conclut le narrateur de la nouvelle « L’enfant qui se réveille ». La narration suit un fil régulier. Elle met en scène citadins ou campagnards dont les mondes et rêves s’opposent sans pour autant soulever de vagues. Parfois les uns et les autres se croisent. La rencontre semble possible. Mais elle n’a pas lieu, chacun restant abandonné à son désarroi. L’attirance de la ville pour ceux qui sont contraints de vivre éloignés d’elle, les réflexions qu’elle nourrit, constituent un thème fort chez Vittorini. Objet de désir et de désillusion. Souvent inaccessibles, il ne demeure des « villes du monde » que les noms mystérieux que se lancent les hommes. À la cantonade, au retour du travail. Sans doute aussi pour meubler le silence :
« Dans la montagne, des lumières s’allumaient, et dans la mer aussi ; nous regardions, et des filles passaient, en haut ; le petit disait : "Hum !"
"Hum ! Hum ! " disions-nous.
Pour une fois, l’échalas dit quelque chose : " Alicante ! "
Enfin nous parlâmes.
"Alicante ? "
Il y avait ces lumières que l’on regardait, et l’échalas dit :
"Sydney ! Alicante !"
"Sydney aussi ?"
"Villes du monde", dit l’échalas. "Stockholm !" » ( in « Les villes du monde »)
L’enfance et l’adolescence, leur monde mythique et leurs aspirations occupent eux aussi une place privilégiée. Avec la nouvelle « Mon octobre fasciste » (in Il Bargello , 28 octobre 1932), il semble que l’on entre dans le vif du sujet. Le récit est entre les mains d’un adolescent subjugué par le fascisme. Mois d’octobre « mémorable », marqué, le 22 octobre 1922, par la prise de pouvoir de Mussolini. Vingt ans plus tard, l’histoire rebondit avec le coup d’État du général Badoglio. Et le renversement de Mussolini, le 25 juillet 1943. « Les servitudes de l’homme », récit singulier réparti en neuf séquences, reprend à son compte les événements, en mettant l’accent sur l’absurdité des situations et sur les dérèglements internes propres au fascisme. Ainsi le coup d’État de Badoglio, interprété par la population comme une réaction contre le fascisme, qui se révèle être une excroissance/ou une résurgence du fascisme. Un nouvel avatar.
« Chacun croyait que c’était une erreur ; qu’il avait été pris, comme fasciste, par erreur ; et qu’il devait se trouver parmi des fascistes, dans la misère d’une erreur ».
De bizarreries en bizarreries, les personnages s’interrogent sur ce qu’est réellement le fascisme, sur ses modes de fonctionnement et sur ses limites, sur la manière de l’identifier ou de le reconnaître :
« Mais Bristol dit que c’était maintenant qu’arrivait le bizarre ; se retrouver enfermé, un antifasciste, une fois le fascisme tombé. "Voilà ce que moi", cria-t-il, "j’en dis". »
Au cours du recueil, les dialogues prennent peu à peu une coloration très personnelle. De sorte que, par la médiation de ce « tissage » si particulier qu’ils constituent, les textes en prose s’agrémentent de « petites pierres lyriques » qui rattachent pour partie ces nouvelles à la période de la prosa d’arte propre aux années 1930.
Dans les différentes saynètes qui surgissent sous sa plume, Vittorini apparaît comme un maître de la répétition. Ces répétitions rythment le récit et ponctuent le dialogue, parfois avec une variante qui échappe à première lecture mais qui rebondit à intervalles réguliers, créant un effet d’écholalie souvent cocasse ; lequel peut être interrompu par des onomatopées impromptues. Le tout sur fond de radios pétaradantes, de grésillements ou de sifflements.
Ainsi de cette scène des joueurs de cartes, dont les propos tournent autour du désert :
« Il y en avait un qui ne jouait pas, dans la pièce. C’était l’Espagnol, et il n’avait jamais rien dit : il chiquait du tabac qu’il tirait de ses poches, en tresse.
"Le désert est profond", dit-il.
Qu’entendait-il par là ?
Nous nous tournâmes vers lui, et nous attendions.
"Il me recouvre", dit-il.
"Il te recouvre ? "
"Je suis assis et il me recouvre. Je chique du tabac et il me recouvre. Je ne peux pas en sortir. "
"Ça alors", dit le Napolitain.
"Il me surplombe", dit l’Espagnol.
Le Napolitain rit, seul ; et n’entendit que lui-même. Le dernier de notre groupe se leva de sa chaise.
"Oh, le beau désert d’autrefois ! "
"Oh, ce désert-là ! "… ( in « Le désert »)
Ailleurs ce sont des coups de klaxon intempestifs qui se manifestent dans la nuit et qui réveillent chez le dormeur sa hantise de « la bête blanche » :
« Et moi je suis enfermé dans la chambre avec cette lumière, je fume, j’allume une cigarette et je fume, et dans la rue la bête blanche étreint les murs.
Un klaxon d’automobile appelle.
"Tut", appelle-t-il. "Tut. Tuuut."
Dans sa chambre, l’homme qui fume est surpris. Pourquoi appelle-t-il ? Qu’est-ce qu’il veut ? Il pense à sa voiture à l’arrêt sur la place. La neige tombe. Qui peut donc être au volant ? Et pourtant l’appel se répète : "Tuut. Tuuut." » ( in « Une bête étreint les murs »).
Solitude, enfermement, désert, fascisme, servitudes… Chaque scène décline sous une forme nouvelle les thèmes lancinants qui obsèdent l’écrivain. C’est là, au cœur de l’obscur qui guette chacun des protagonistes, que se noue l’unité entre les hommes :
« Dans l’obscurité, dans le silence, le manteau de la pensée fut déplié, et il tomba sur nous tous, il nous enveloppa. Mais qu’y avait-il à penser ? »
La réponse arrive un peu plus loin dans le dialogue, poignante :
« "Ils sont chacun d’un autre fascisme", répondit-il.
"Chacun d’un autre fascisme ?"
"Chacun d’une autre servitude", répondit-il.
Et il s’adressa à quelqu’un. "Toi, parle, Mendoza", dit-il.
"Depuis quand ?", dit-il. "Montre ta servitude." »
Nouvelle après nouvelle, Les Hommes et la Poussière ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Le lecteur attentif peut même y entrevoir un éclairage en miroir sur certaines situations que nous traversons aujourd’hui. Un recueil étonnamment moderne, à lire et à relire. Et à méditer. À savourer aussi, tant chacun des textes n’est que rebondissement de pépite en pépite.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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