L’Arbre à paroles, Collection P.O.M.
(Poésie Ouverte sur le Monde), dirigée par David Giannoni, 2016.
Lecture d’Isabelle Lévesque
On entre dans le livre de Philippe Fumery par le nom propre du titre, un ancrage géographique, en altitude, La Vallée des Ammeln, au sud d’Agadir. Les montagnes de l’Anti-Atlas1 à la terre rouge offrent l’espace réel et mental sur lequel les poèmes vont s’ouvrir. La vie nomade et simple est évoquée : les déplacements « dans la camionnette bâchée », désordre dans lequel on peut apercevoir les « vaches sur la galerie », un âne, avec cette nécessité « d’amener le nécessaire ». Les poèmes, brefs et descriptifs, signent d’abord la rencontre avec une culture et ses habitants dans un dépaysement constant : « lots colorés de bric et de broc ». Le voyage commence à Essaouira, au bord de la mer, la vie des pêcheurs dont on perçoit les efforts pour remonter deux requins, toute une vie de « barques bleues », de « brouhaha des rues », le chant d’un chardonneret. Les sens aiguisés reçoivent les stimulations constantes de ce qui vit bruyamment, que nous suivons car la parataxe juxtapose ces éléments dans l’afflux qui nous est restitué. Peu à peu, le narrateur se soumet au charme de ce qu’il découvre : « cinq pierres longues ajourées de part et d’autre jusqu’au faîte forment des têtes de cheval tes rêves les franchiront sans heurt tu en attends la clef ». Des notations qui foisonnent, une forme de mystère naît. Les strophes de quelques vers peuvent faire penser aux formes brèves de la poésie japonaise, haïku ou tonka. Des phrases sans verbes, notations précises ouvrent sur une pensée ou un songe pas toujours formulés, comme une sorte d’énigme offerte au lecteur : « tu caresses le mur pour l’enduire sans heurt tu oublies l’outil que ta main tient en songe depuis ce matin ». Certaines notations comportent une leçon, même si le plus souvent elle n’est pas exprimée : « âne en retrait sous le couvert en appui sur cinq pattes immobile absenté de son pas d’âne ». L’évidence côtoie le dévoilement, comme si baigné dans une eau au « son/plus clair », le narrateur pouvait frôler une révélation. La lumière sans cesse évoquée suit le voyageur ou s’impose à lui. Parfois, deux ou trois strophes font poème : « les étoiles ce soir la voie lactée se rangeront un peu elles attendent le taxi bleu plus que les voitures les heures passent plus arrondi que cette petite colline le dôme de la tombe sacrée ». Ces façons d’habiter l’espace et le temps nous révèlent la rondeur de la planète, de la colline et de la tombe, ce qui passe et ce qui reste, l’immobilité passagère ou définitive. Tout nous invite à la lenteur, à la contemplation. Le mystère peut naître d’un trouble introduit par la tournure pronominale pour ces étoiles qui « se rangeront » : pour quelle attente ? Constamment, le tissu du texte change par glissements légers. Des lieux, décrits dans leur forme, viennent alimenter la rêverie. Avec « le dôme / de la tombe sacrée », entre merveilleux et religieux, nous sommes invités à une forme d’initiation. Oued Massa, autre lieu. Sur le sable, on observe : « même le modeste scarabée laisse la trace sur le sable sous sa carapace comme une frêle caravane ». Le mythe nomade inscrit dans la vie minuscule s’incarne de nouveau alors que les gestes rituels, sur la tombe du marabout, sont accomplis pour que l’ordre protecteur des vœux et des renaissances soit respecté. Le genêt noué autour de la tombe refleurira en hiver. La comparaison devient un mode de lecture et de déchiffrement de la civilisation : chaque observation est décryptée au regard d’une culture que l’on n’appauvrit pas mais qui nous invite à la rejoindre. En prose et en italique, plusieurs paragraphes s’intercalent. Parfois descriptifs, ils consignent le nouveau signe de cette intégration progressive à la terre qui est visitée / adoptée : « Les hommes par groupes discutent, ne se retournent pas à ton passage, comme si tu pouvais faire partie du paysage ». De Tafraout à Oumesnat, ce sont les falaises qui bordent et ouvrent les poèmes : entre leur verticalité et la fragilité de maisons qui s’effondrent, ici ou là, le voyage tente de voir ce qu’il imagine et réveille la mémoire d’un voyage précédent. Le cimetière, les murs dont les pierres « se détachent », soutenues par « les branches épineuses » que les villageois utilisent pour repousser les sangliers, offre sa nudité au regard avant que la nuit n’ouvre de nouveau l’espace de l’énigme : « les aboiements des chiens errants rassemblent les songes de ceux qui sont éveillés ». Des outils agricoles rassemblés semblent indiquer qu’on change d’espace ou que le temps s’est interrompu : tout y est simple, l’état de ruine lu dans chaque construction, le délitement. Pourtant, pour ce narrateur observateur et partie prenante des lieux qu’il observe, chaque trace fait signe et rappelle un voyage antérieur. Ce sont des retrouvailles qui constituent l’un des fils du texte. La vallée des Ammeln, comme une personne vivante, s’offre enfin : « tu as désiré d’un grand désir revoir cet endroit ». Et toujours l’âne croisé, à chacune des étapes, pour aboutir face à « l’immensité », terre ultime désirée. On entre dans la maison qui fait corps avec la falaise, « seul un étroit sentier y mène ». Le voyage se poursuivra après à Imchguiguiln, Aït Baha qui ouvrira sur son grenier fortifié où l’on conserve « des rouleaux de papier / serrés dans les roseaux » : tout y était consigné. À la fin, « Agadir, dernier jour », le livre se referme sur une invitation au voyage. Le voyageur est passé, ses traces sur le sable se sont effacées. Mais ses poèmes, sans doute pas écrits avec « l’encre noire préparée / avec la laine des moutons », ont consigné ses songes et la perspective infinie de décrypter dans le paysage et ceux qui le font vivre le sens d’une culture qu’on veut approcher. Isabelle Lévesque D.R. Isabelle Lévesque pour Terres de femmes ____________________________ 1.Philippe Fumery a déjà consacré un livre aux habitants de l’Atlas : Berbères (L’Arbre à paroles, 2013). |
Retour au répertoire du numéro de novembre 2018
Retour à l’ index des auteurs
Commentaires