« IL Y A AUSSI UNE BARQUE »
Si le titre monosyllabique Tourbe ne laisse rien pressentir de l’univers vers lequel veut nous conduire Emmanuel Merle, l’exergue, lui, est plus explicite. Empruntés au prix Nobel de poésie Seamus Heaney, les trois vers de Creuser qui le composent, évoquent « la terre remuée » et « la tourbe détrempée » d’un paysage auquel le poète irlandais nous a accoutumés.
Composé de trois volets, le recueil d’Emmanuel Merle forme un triptyque. C’est d’abord « La longue marche », lente composition poétique en italiques qui inscrit le poème dans le passé ; vient ensuite le volet intermédiaire « L’île des morts », poème onirique. Intitulé « Reste la terre », le troisième volet inscrit le poète dans le temps présent de son voyage.
Quelques lignes d’ouverture situent le contexte historique dans lequel s’inscrit Tourbe. La grande famine qui a meurtri l’Irlande du XIXe siècle et l’exode qui s’est ensuivi. Il reste, là-bas, de la longue marche tragique, une stèle en pierre en forme de croix. Les mots choisis par le poète pour évoquer cette tragédie de l’autre siècle éveillent en nous, lecteurs, comme un écho en demi-teinte, les images des tragédies d’aujourd’hui, non pas encore réduites à l’état de souvenirs incertains, mais terriblement vivantes, brûlantes et angoissantes. Longues errances de populations affamées, malmenées, épuisées. Ainsi, d’une époque à une autre se perpétuent les exils, qui jalonnent l’histoire en files interminables de morts anonymes. Seuls diffèrent les cieux et les eaux. Dans la lointaine Irlande, les eaux miroitantes du lac Doo Lough, dans le comté de Mayo, gardent en mémoire les noms de ceux qui périrent affamés sur ses rives.
La longue marche, telle que l’évoque le poète, s’inscrit sur « l’horizon ». Et l’horizon se décline avec le temps. Ensemble ils tissent un décor « déjà peint », une trame d’où surgissent parfois les oiseaux. C’est au commencement, dans quelque chose comme « un avant-dire ». Dans cet espace pourrait s’instaurer un dialogue. C’est aussi dans cet espace qu’apparaît soudain un « Je ». Ce « je » anonymisé a pourtant une histoire. Un passé et un père. C’est avec ce « je » que débute la marche. « Je pars » / « Je rejoins ». Il entraîne à ses côtés d’autres hommes :
« Nous partons le dos à la nuit, drossés
vers l’ouest ».
Partir, c’est se départir de. Se défaire de. Et laisser derrière soi. C’est abandonner une part de soi et ne garder que l’essentiel.
« Je pars sans emporter la terre,
juste le bruit sourd des coups de pioche,
la rugosité de la pelle sur les pierres. »
Ne rien emporter. Se défaire. Peut-être pour ne pas alourdir la marche, peut-être aussi pour garder l’esprit en éveil. Pour permettre au marcheur d’accueillir ce que le monde recèle de part secrète, sa rumeur invisible, cachée dans les arbres ; son clignotement d’étoiles « froides » :
« …et nous sommes partis,
attentifs aux esprits des pierres
et des arbres croisés. »
Le temps rythme la marche et l’accompagne. Vient d’abord le temps cosmique, comme celui de la Genèse. Puis s’instaure un ordre. Il y a un avant, il y a un après. Un seuil qu’il faut franchir, espace et temps. Le seuil est délimité par la « porte cochère ». D’un côté la « cour intérieure », de l’autre « l’autre monde », « la terre foraine ». « Je passe la porte cochère » et le monde qui surgit est « une plaine désarbrée », plantée de « pierres échevelées ». Peut-être des humains que l’histoire a figés dans la terre. Avec le départ et l’exil, il a fallu abandonner son nom :
« Nous sommes partis,
nos noms sont restés en arrière ».
Quelque chose de poignant étreint, qui suit le lecteur dans sa propre pérégrination à travers le poème. Dans la simplicité naturelle des notations qui en précisent les contours, le poème déroule sous nos yeux ses étapes. Le voyage s’étire jusqu’au soir, dans l’obscurité du ciel et de la Terre, avec ses attentes, ses visages, ses lucioles. Le monde se réduit à un tremblé de sensations, « filament tiède », « chuchotis d’insectes ». Pourtant les corps sont lourds et recrus de fatigue. Et les morts jalonnent la route. La montagne soudain s’anime. Dans son humanité, elle accueille la solitude du marcheur. Son empathie avec lui passe par le langage. De leur connivence naît la définition de ce qui se joue dans ce déplacement éprouvant et dans ce qui se joue ici, dans le récit poétique qui le narre :
« C’est une longue phrase, ta marche,
Un mantra sur la roche gravée, sur les os
brisés qui fouillent l’air
et demandent ton nom. »
Est-ce toujours du marcheur anonyme qu’il est question ou bien du poète lui-même, absorbé à son tour dans cet anonymat et dans ses interrogations ?
Plus loin, plus avant dans le poème, surviennent les enfants tout à leurs jeux « au rebord des ravins. » Plus loin encore « un chien de rencontre » fait son apparition. Mais la marche devient fuite. Dérive des hommes peuplée d’inquiétude. Il faut poursuivre et peut-être laisser un peu de part au rêve. Par trois fois convoqué :
« Nous irons encore au bois,
le vrai lieu, le seul, habillé par l’enfance
et par l’être du monde
[…]
Nous irons au bois, je le promets
[…]
Nous irons au bois vibrant. »
L’enfance ? C’est dans le regard que l’on porte sur elle que se trouve la réponse à l’exil. C’est peut-être en elle qu’il faut puiser pour résister à l’enlisement. Car les « terres gastes et veuves » guettent le marcheur, prêtes à l’engloutir s’il n’y prend garde :
« Marcher n’est rien, mais s’enfoncer.
La terre baveuse suce tes chevilles
tu es là où tu ne dois pas être. »
Est-ce toujours du marcheur anonyme qu’il est question ici ou bien du poète lui-même qui l’a rejoint dans son exil ? Ou bien de chacun de nous ? Réduit à des « ombres passantes », vidées de leur être et de leurs affects ?
« Je n’appartiens plus qu’à mon pas », confie le marcheur.
Au terme de cette « longue marche » poétique, émouvante et belle, presque lancinante tant elle habite la lecture, le marcheur — mais est-ce encore lui — parvient à « L’île des morts. » On pense bien sûr tout aussitôt à Arnold Böcklin, à la barque lente qui fend l’eau froide, au rivage sombre qui se rapproche. On entre dans le monde onirique dans lequel coexistent dans un temps très resserré des actions contraires. Comme dans ces tercets : « La pâte visqueuse… ralentit mon pas » … / « la barque des mots s’enfonce… j’écope ».
Le poème qui constitue cette seconde partie est d’une facture toute différente. Avec la disparition des italiques, des majuscules et de la ponctuation, toute forme de lyrisme s’est estompée. Strophes et vers sont brefs — parfois réduits à un seul mot. Mise à part une strophe de six vers, le poème déroule ses tercets avec des termes en échos au volet précédent. Le sol est bien cette « pâte visqueuse, spongieuse » dans laquelle la barque s’englue. « Tourbe » et « pourriture », « succion » et « embourbement » caractérisent encore la terre insulaire. Mais la mort accompagne désormais le marcheur, pris entre dérive de l’île, cercueil et linceul. La mort de l’île elle-même est proche, qui bascule dans l’errance. La vision funèbre gagne qui enveloppe tout de sa présence. Elle se précise avec son lot de formes inquiétantes noyées dans un paysage de brume tourbeuse qui envahit jusqu’au corps du voyageur :
« mon corps est tourbeux
gonflé des serpents
ont remplacé mes entrailles
mes os de balsa humide
se désagrègent ».
Que reste-t-il au terme de l’errance ? « Reste la terre », troisième et dernier volet du recueil. Une terre aux noms étranges qui en évoquent d’autres plus anciens, comme flottants dans la mémoire. Achill, Aran. « Moher, Troie éternelle ».
Est-ce toujours la terre d’Irlande ? Les frontières se brouillent. Dans les cieux se mélangent horizons et cultures. Ainsi dans ces deux vers :
« On dirait le royaume des morts, le septentrion
d’un Ulysse égaré, waste land sans paroles. »
Outre le patronyme de T.S. Eliot, d’autres noms plus conformes à la langue celtique nous confirment que oui, c’est bien de l’Irlande qu’il s’agit. Le poète déambule d’une région à l’autre, d’une île à l’autre, présent au ciel qui l’emplit et qui pourrait devenir sien :
« Le ciel d’Irlande, enroché par endroits,
où tu pourrais habiter la lumière… ».
Il voyage à travers temps et espace, renoue avec la vie, la sienne et celle de tous ceux qui ont bataillé sur ces terres rugueuses. Bordées de falaises noires battues par les vagues et hérissées de tours. C’est l’Irlande du poète qui reprend pied dans la glèbe sombre et reprend souffle avec l’espace. Les strophes se suivent qui deviennent plus amples. Le poème respire.
« C’est l’aube du monde ».
Et c’est toujours la même terre gorgée d’eau et de silence. Peuplée d’idéogrammes gravés dans les pierres. « Que reste-t-il ? » Un « avant-paysage » qui glisse ses couleurs entre le poète et sa langue. Un très beau poème qui se clôt sobrement et mystérieusement sur ces quelques mots :
« Il y a aussi une barque ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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