Éditions LansKine, 2018.
Photographie de couverture Bernard Plossu.
Lecture d’Angèle Paoli
Source « LE BOUT DU VOYAGE » Les voyages se suivent et ne se ressemblent pas. Je voyage depuis mon atelier-moulin, sans beaucoup me déplacer. De la terrasse au tilleul, vers la terrasse à la treille. En très peu de temps, je passe de l’Irlande à l’Australie, de l’Australie à l’Amérique du Nord. D’un livre à l’autre. D’une écriture à l’autre. Chacune d’entre elles a ses spécificités. Aucune n’est neutre ni interchangeable. Chacune d’elles m’entraîne dans la relecture et dans l’écriture. Après Emmanuel Merle, Catherine Weinzaepflen et après Catherine W., Estelle Fenzy. Je découvre aujourd’hui les Poèmes Western d’Estelle Fenzy. Étroitement inspirés des Western Colors du photographe Bernard Plossu. Mis côte à côte, les deux intitulés forment un chiasme parfait. Pourtant, en y regardant de plus près, il me semble percevoir une nuance de sens entre le « western » antéposé de Bernard Plossu et le « western » postposé d’Estelle Fenzy. Dans le premier cas, « western » me paraît recouvrir le sens géographique d’Ouest ; de grand Ouest. Tandis que, dans le titre de la poète, le mot western évoque davantage, à mes yeux, le genre cinématographique. De fait, les poèmes d’Estelle Fenzy fusent comme autant de flashes sur la page. Les textes sont brefs, découpés en micro-paragraphes. La prose est resserrée ; aussi efficace qu’un déclencheur d’appareil photographique. Ou que la détente d’un colt à peine dégainé. Pas tout à fait pourtant. Chaque poème en effet réserve dans sa chute une interrogation, une remarque inattendue, qui ponctue l’ensemble d’une nuance sensible qui étreint. Ainsi du Desert Motel : « Si l’arbre le prend dans ses bras, sera-t-il moins seul. » Ou encore : « La disparition est une forme de salut. » Et plus loin : « Pour que la vie jamais ne renonce ». Tableaux d’une exposition, les petites proses défilent, qui drainent avec elles des paysages et des toponymes. Le voyage commence à Cape Cod, il se poursuit dans le Wisconsin, l’Arkansas… jusqu’aux frontières du Texas. On croise Santa Fe, on roule sur la Route 25, « direction El Paso »… Le voyage s’achève « vers Klamath Falls », après un passage par Zabriskie point : « Un endroit où il n’y a plus rien à prouver ». Autant de noms qui évoquent de longue mémoire les États-Unis, le Far West, le mythe américain qui tressaille en chacun de nous. D’autant plus que des noms de héros populaires viennent se superposer en ombres chinoises sur les décors d’asphalte et de yuccas. Buffalo Bill, Kit Carson, Jesse James. Le voyage s’étire. On traverse au passage des déserts et des solitudes noyées de brumes, des routes bordées de congères. On côtoie des abandons, carcasses de voitures et motels improbables, saisis dans leur isolement. Tout cela se déploie à l’infini. On suit le déroulé des poèmes comme l’on suit une piste, en se laissant porter par l’engourdissement de la route tout en captant au passage une image. Image qui ouvre sur un vaste horizon, qui ouvre sur des « espaces à écrire et rêver ». Ainsi en est-il pour le photographe, et pour la poète qui découvre ces photos. Parfois survient un homme ou une femme. Susannah Gun au surnom éloquent ou Peter et sa maison flottante. Peut-être un souvenir d’enfance. Un Peter Pan des glaces. Les tableaux succèdent aux tableaux. Comme autant de prises de vues fixées dans des paragraphes brefs. Tantôt observés de loin, comme au téléobjectif, tantôt zoomés du regard. « En contrebas de Washington Street, l’usine de Struthers est noyée de matin… Mais si l’on s’approche, ce n’est pas ainsi. On voit les ombres oubliées par la nuit. » Quelque chose pourtant résiste, que le jeu des focales ne parvient pas à tout à fait saisir : « Si l’on s’approche, quelles ténèbres à lire sur son visage. » Souvent, le brouillard camoufle les reliefs. Pas de profondeur de champ. La vision est floutée, les lignes d’horizon voilées, comme ici, dans ce paysage : « Le brouillard recroqueville la terre. Fatigue les couleurs. Gomme les contours. Ment les distances. » Ce que la photo suggère, le choix et l’agencement des mots le suggèrent également. Dans ses énumérations, Estelle Fenzy pratique avec art l’ellipse. Ici le sujet disparaît. Qui entraîne dans son sillage couleurs contours et distances. Ailleurs, les énumérations s’enchaînent dans une succession de phrases nominales construites sur une répétition anaphorique : « Cette rébellion de carcasses. Ce déploiement de métal. Ce cimetière à ciel ouvert. Cette nature qui abandonne. » La poète recherche l’efficacité. La promptitude d’une écriture qui s’apparente à celle de la prise de vue. À son côté immédiat. Punchy. Elle travaille donc à alléger les structures syntaxiques. Elle ne garde que l’essentiel, évite le superflu. Met l’accent sur un point focal qu’elle privilégie. Ainsi en est-il dans cet emboîtement de type ternaire : « La maison de Peter flotte sur le lac […] Elle flotte sur la neige. Qui flotte sur la glace. Qui flotte sur le lac. » Le style peut devenir télégraphique : « Voudrait quitter l’Alabama. Mourir ailleurs. » Parfois, à force de gommage et de brume, les éléments du décor se brouillent. On ne sait plus trop de quoi il est question au juste. De la maison ou de la camionnette. Le sujet principal est tellement éloigné qu’il en est presque hors champ, comme perdu de vue. La piste du texte se brouille qui laisse place à une impression dominante d’estompage. De fuite sans retour. D’absence faite pour durer. Ce qui s’insinue durablement dans tant de beauté impitoyable, c’est un sentiment de nostalgie et de presque douleur. Un monde a existé fait de violence de misère et de luttes. Des peuples ont coexisté dont ne subsistent que des traces perdues dans le désert et puis... quelques souvenirs. |
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