BLASON D’AMOUR
Il y a des livres de cinquante pages qui, en peu de mots, ouvrent tout un monde. Où vont les robes la nuit est de ceux-là. Le livre se présente comme un poème en prose transparent et fluide. Il prend la forme d’une lettre écrite à la femme aimée, datée d’un 14 février, une nuit de la Saint-Valentin.
Ce qui reste de cette femme ? Sa petite robe noire dans l’armoire de la maison. À lire les premières pages, il y a une hésitation, un doute discrètement entretenus sur cette femme qui n’est plus là. Est-elle partie ? Quelques signes pourraient le laisser penser. L’état d’esprit du poète pris d’une fatigue de vivre chaque printemps. L’évocation de la maison du couple rappelant la première « rencontre » avec la femme aimée. La présence de sa petite robe de soie si sensuellement vivante :
« Mon souffle a défait une à une les boucles de tes cheveux. J’ai savouré tous mes manques dans le creux de ta nuque et j’ai senti ton sourire ouvrir ta joie de l’autre côté. »
Le mot « mourir », imprononçable, ne peut qu’être différé à la trentième page du livre. Cette Lettera amorosa, Dominique Sampiero l’adresse à une morte.
Mais dans la chambre vide, l’aimée n’est pas morte puisque le poète lui écrit :
« Mon recueillement sera une conversation avec toi ».
À chaque page se joue une bouleversante célébration. Cette écriture du tressaillement entre absence et présence livre un entrelacs d’émotions auxquelles on ne s’attend pas. « Chagrin » et « joie ». « Tendresse » et « fatigue sans fond », « Mourir » et « jouir ». Un chemin inattendu s’ouvre. Un souffle. Une danse. Car le livre n’est pas voué au malheur et au deuil.
Il est empli de l’évidence d’une mystérieuse incarnation. Tant est forte « l’apparition » de l’aimée que le poète amoureux arrache à la nuit et à la disparition. Un corps de femme désirable, suggéré dans sa féminité sensuelle : « au bas de ton ventre », « Fleur de ton dos/syncope dévêtue de ta chair ». Le poète nomme sans fausse pudeur tous les gestes de l’amour, la caresse, le front qu’on pose sur l’autre, le baiser, la robe serrée contre soi, l’étreinte physique des corps. « J’ai fait l’amour à ton parfum ».
Dans la lignée de la poésie d’amour du douzième siècle, c’est un blason du corps féminin qui s’écrit ici. Et Dominique Sampiero s’en fait l’ardent troubadour.
Au fil de la coulée poétique du texte virevolte la petite robe noire, métonymie vive de la femme aimée. Objet d’élection et de fascination. Elle est le talisman qui, in absentia, permet au poète de renouer avec la disparue. Il nous semble la voir, cette robe de soie noire. Et, par là même, celle qu’elle habillait : le poète réussit le tour de finesse de mettre en scène ce qu’il appelle leurs « retrouvailles ». Manière de consacrer, de ritualiser ce lien à l’absente, par cette lettre, par le choix de cette fête symbolique.
Un bonheur dans la grande lumière crue des corps épris, en cette nuit des amoureux. Écrire a ce pouvoir de ramener à la vie dans ce qu’elle a de plus intense.
L’intime, le chagrin, le manque se disent sans pathos, avec une grande simplicité de moyens. C’est toute l’élégance de ce texte. L’émotion est là, mais déplacée. Exprimée indirectement dans les projections mentales de celui qui écrit. Telles « le corps froid de ma solitude dans le lit ». Ou le superbe final qui clôt le recueil sur ce cri : « l’âme des femmes / endormie dans le cri de l’herbe ».
La mort, ces retrouvailles avec l’aimée ne l’effacent pas. Par moments, elle se loge dans le sujet poétique avec une fulgurante brutalité :
« Ta lumière est restée debout dans mes yeux. Et c’est comme si je te voyais pour la première fois. Ta beauté s’est couchée sur moi pour réchauffer mon corps. J’ai su que j’étais mort depuis longtemps ».
Mais le trajet d’un chagrin a eu lieu :
« Je me suis épuisé à penser à toi, à te parler jusqu’à m’apaiser ».
La merveille dans ce recueil, c’est la petite robe noire, son glissement soyeux d’entre les pages. Elle finit par devenir personnage du récit sans que l’on s’en étonne. Elle nous fait entrer de plain-pied dans un monde à la Lewis Carroll. Où les objets parlent, la chaise vide de la cuisine, la petite robe. Le « nuage animal » et l’herbe qui crie complètent le tableau. La petite robe noire s’est effondrée au sol. Signe que l’apparition a eu lieu. Ne reste plus que « ta nudité restée dans la maison ». Aussi surréaliste que le sourire sans le chat d’ Alice au pays des merveilles.
Tout est possible dans la veille irréelle de cette nuit. La chambre mentale de Dominique Sampiero se nimbe de l’esprit d’enfance. Avec ses peurs, avec ses formules conjuratoires :
« C’est éprouvant de jouer à croire que tu es morte ».
Avec ses rituels, ainsi l’enterrement de la petite robe, accompagné de ce voeu :
« Si tu laisses la robe
dans le lit d’herbe de ton jardin
elle va germer
et les contours du paysage
lui dessineront
des seins
des hanches ».
Devant des images telles que « blotti comme un enfant au ventre des mères », comment ne pas associer les circonstances et penser aux émotions premières et lointaines de l’enfance ?
L’interrogation apparemment légère du titre est reprise dans les tout derniers vers du recueil. Magnifiquement dédoublée en une variation sur ce qui touche à la condition humaine :
« Où vont les robes la nuit […]
Où va l’âme des femmes ».
Quelque chose de l’insondable s’invente là. Comme si résistait une sorte de butée du sens. Dans ce subtil glissement de la petite robe singulière au pluriel, le poète embrasse l’universel. Des éléments simples, non situés, comme la maison du couple, la chambre, le lit, le jardin nous parlent de nous. C’est simple, terriblement simple. L’écriture a cette façon de poser ce qui est immanquablement le lot de tous. Le questionnement sur l’après, l’impossible savoir.
Voici les fragments d’un discours lumineux et tout un monde se déploie. Le regard que Dominique Sampiero pose sur les êtres fait de ce livre un chant, sensuel et charnel. À la visiteuse du soir en robe noire à qui il fait sa déclaration. Un chant à la vie chaude, reconquise sur le vide.
Marie-Hélène Prouteau
D.R. Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes
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