éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2018.
Lecture d’Angèle Paoli
« J’ATTENDRAI / LE TEMPS D’USURE / D’UN SAVON À L’AMBRE » De Sydney à Paris, Catherine Weinzaepflen écrit. Qu’elle soit en Australie, en France ou ailleurs, les livres ne la quittent pas. L’écriture non plus. Son dernier ouvrage en date est une suite de poèmes rassemblés sous le titre Le Rrawrr des corbeaux. En tout, 66 poèmes numérotés (en lettres majuscules et sans traits d’union entre les numéraux composés) auxquels viennent s’ajouter douze autres textes non numérotés, lesquels se glissent entre les pages. Étrange composition. Étrange contrepoint. Qui interroge et qui engendre une lecture à double entrée. La première en suivant, page après page, l’ordre d’occurrence des textes dans la suite composée par la poète. La seconde en récurrence, en commençant par la fin de l’ouvrage, c’est-à dire en consultant les deux ultimes pages portant l’intitulé : « Catherine Weinzaepflen avec : » Suit une liste de noms de poètes, écrivains et artistes, connus ou non du lecteur, chacun mis en correspondance avec un ou parfois plusieurs nombres. À partir de cette « table » d’un genre particulier tout s’éclaire. Le lecteur comprend que chaque poème s’inscrit dans un dialogue de la poète avec l’autre, lequel est quelquefois nommé dans le poème (Walt Whitman, Tim Winton, Reznikoff) ou dont on peut aussi saisir la présence à travers mots ou initiales (M.D.). L’autre : un tremplin pour l’écriture. L’écrivain ne part jamais de rien et l’écriture qui est la sienne se fait in praesentia des autres ; même si cette présence — et c’est ici le cas — semble partiellement cryptée pour le lecteur. La voix de Catherine Weinzaepflen entre en symbiose avec la voix de ceux ou de celles qui sont convoqués sur la scène d’écriture du livre. Jusqu’à se confondre. Parfois certains signes — titres, citations et initiales, allusions explicites — facilitent l’identification de l’autre. Ainsi du poème CINQUANTE QUATRE : « j’écoutais ce matin la voix de M.D. ici à Sydney la lumière d’un jour d’hiver ensoleillé Marguerite balayant ainsi une nuit de cauchemars […] il y a des tas de régions en toi qui se mettent à nu, disait-elle à son acteur et j’aime qu’elle dise région » Mais ce n’est pas toujours le cas. Il arrive que le poème ne se livre pas. Il garde alors son entier mystère. Quant à la poète, elle entre en symbiose avec les auteurs poètes et artistes qu’elle affectionne et qui structurent de longue date sa vie intellectuelle. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une composition métissée, tableau ou suite narrative dans laquelle Catherine Weizaepflen se dévoile en dévoilant ses propres goûts littéraires, artistiques ainsi que sa sensibilité politique. Dominent dans ce panorama qu’elle nous offre de son arrière-pays culturel les auteurs australiens et anglo-saxons. Artistes et auteurs français sont aussi bien représentés. Je m’étonne de la présence solitaire de l’Allemand Friedrich Hölderlin, de celle, singulière, de la Japonaise Sei Shônagon. Et je remarque le trio italien représenté par Andrea Zanzotto, Erri De Luca et Dante Alighieri. Je ne suis cependant pas surprise de l’absence de la poète allemande Ingeborg Bachmann. Qui a déjà fait à elle seule l’objet de tout un ouvrage, intitulé Avec Ingeborg. Il est donc possible d’imaginer que Le Rrawrr des corbeaux est un prolongement de ce précédent ouvrage. Le titre de cette suite a de quoi inquiéter. Les corbeaux sont désignés par leur cri, « le rrawrr », onomatopée brute, sauvage (raw) et noire qui insiste sur le roulement des « r » et contient en miroir le mot war. Dès la première page (UN), la présence inquiétante des oiseaux est avérée. En nombre : « les corbeaux prolifèrent ». Les corbeaux se manifestent aussi dans les poèmes. Mais par intermittence. Annonciateurs de mort. Ils surgissent au travers des violences, dont les injustices et les désespoirs préparent le terrain. Ainsi du poème HUIT qui prend appui sur la colère de Jean-Jacques Viton : « les expulseurs les banquiers les politiques ça suffit maintenant ça suffit » et la poète d’enchaîner avec ses mots : « back home loin du Pacifique loin du bush aux fleurs minuscules le bush peuplé de mille oiseaux j’entends la voix de mon ami sa formidable colère ils disent nouveau gouvernement et je pense Fuck off alors où comment une autre vie tout est si désespéré mon ami » Viennent les attentats et les guerres. Gaza 2014 où « les enfants meurent déchiquetés / par les bombes ». Ou encore, en ONZE (Frank Smith), les strophes qui s’agencent autour de l’attentat du 7.01.2015 : « la scène qui annihile toute pensée : dans une pièce de 25 m2 l’assassinat de 10 personnes à l’arme de guerre » Pour Catherine Weinzaepflen « la date retenue sera le 11.01.2015 un million de personnes dans la rue… » La poésie de Catherine Weinzaepflen s’empare de ce qui fait le quotidien de C.W., où domine l’anglais, et celui des personnes avec qui elle fraternise. Celle-ci évoque ce quotidien sans pathos, soucieuse de coller au plus près au réel et de ne pas le perturber par ses propres réactions. Ainsi du poème SIX (qui ne fait référence ni allusion à aucun poète ou artiste) qui brosse dans un décor de guerre, de manière sèche et concise, une scène d’intimidation au pistolet, de mise en joue vécue en direct par la poète : « nuit ville en ruine noir tout est noir jellabas noires visages noirs les tueurs patrouillent […] deux tient un pistolet dans chaque main […] soudain des cris une agitation les tueurs partent en courant nous ne sommes pas morts » D’autres cruautés surgissent au détour d’une page. Ainsi de cette scène d’émasculation en Inde d’enfants offerts à la Divinité : « le médecin muni de machettes émascule le jeune garçon l’aura fait manger et dormir avant de le castrer » [DIX HUIT, Roberto Bolaño] L’économie des notations et l’absence de lyrisme qui caractérisent l’écriture de Catherine Weinzaepflen ne sont cependant pas synonymes de froideur. Ici ou là transparaît la trace d’une émotion. Souvent en lien avec le rêve. Ainsi d’Anna Torres dont, en DIX SEPT, elle clôt l’évocation par ces mots : « elle s’est tuée un jour d’août pendue je rêve parfois d’elle ». De même dans le poème TROIS, consacré à Sylvia Plath qui se conclut ainsi : « de mon côté dans la nuit noire sans lune de Sydney je caresse le souvenir d’eux » Eux : Sylvia / Assia (seconde épouse de Ted Hughes) / Shura (demi-sœur de Frieda qu’Assia tua avec elle / Nicholas, fils de Sylvia. Ailleurs, dans les poèmes qui ne renvoient à aucun artiste ou écrivain particulier, la poète évoque sa jeunesse. Ainsi du poème SOIXANTE TROIS. Un brin de nostalgie transparaît, lisible grâce à la disposition des mots sur la page : « nous étions jeunes et nous nous aimions follement […] mes plus belles années ? (pensée excessive sûrement) » Si les corbeaux, quelle que soit la forme que prend leur présence, sont à l’œuvre dans la poésie de Catherine Weinzaepflen, il demeure quelques trouées de lumière : « une sauterelle / venue d’on ne sait où » ; la « perfection d’un matin d’été ». Et ces quatre vers qui se détachent de DIX : « la pureté du matin un monde simple terrasse blanche sous un toit de canisses ». Ainsi, au milieu de tragédies devenues la norme, le bonheur se manifeste-t-il encore parfois, ténu mais présent malgré tout : |
CATHERINE WEINZAEPFLEN Source ■ Catherine Weinzaepflen sur Terres de femmes ▼ → Huit [avec Jean-Jacques Viton](extrait du Rrawrr des corbeaux) → Avec Ingeborg (lecture d’AP) → Celle-là (lecture d’AP) → L’Odeur d’un père (lecture d’AP) → [Quand j’ai onze ans] (extrait de L’Odeur d’un père) → 8 juillet 1593 | Naissance d’Artemisia Gentileschi (+ un extrait du roman Orpiment de Catherine Weinzaepflen) → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) la terre est ronde ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur le site du cipM) une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d'archives sonores) → (sur le site des éditions Flammarion) la fiche de l’éditeur sur Le Rrawrr des corbeaux |
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