éditions la tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2018.
Avec six eaux-fortes, aquatintes et huiles sur bois de Mitsuo Shiraishi.
Prix Mallarmé 2019.
Lecture d’Angèle Paoli
« C’EST DANS LA BOUCHE QUE TU TENTES D’HABITER » « Un mourir toujours recommence » toujours avec la même obstination de blanc de rouge et de douleur. Le mourir qui recommence, c’est dans l’origine qu’il faut le chercher, c’est dans un « ça » lointain, profond qu’il prend naissance avant même la naissance, et qui se reproduit avec la mort. Ainsi de Mettre au monde à Naissance c’est longtemps, Claudine Bohi reconstruit-elle dans le creusement des mots l’histoire qui la constitue et qui, sans doute aussi, nous constitue. Elle creuse les mots et les ressasse, inépuisable lallation qui passe par la bouche, franchit les lèvres et plonge dans le corps. Elle creuse et elle fore, elle fore et elle explore ce qui la constitue dans son être propre, qui se noue dans sa poésie faite du ressassement délibéré de la langue et dans l’économie des mots : « clarté le jour dans la bouche aux lèvres redessine ce qui fut ce qui est ce qui sera » ou encore, dans Mettre au monde, ces vers : « savoir que les mots viennent à même la chair l’oubli ne compte pas chaque mot est arraché à ce qui l’efface à ce qui nous construit ». Toujours les mêmes mots reviennent sous la langue, harcèlement du langage qui cherche sa forme, qui tâtonne, qui cherche sa voix sous le caché, dans les zones labyrinthiques d’un inconscient qui se dérobe. Avec Mettre au monde, la naissance heureuse était soudain advenue, grâce à la rencontre de l’autre. Cet autre qui crée par sa peinture par ses gestes et par ses caresses, par son corps, rend corps à celle qui était jusqu’alors rivée au vide laissé par la perte de la naissance. « Il n’est pas facile d’être né », écrit la poète dans l’incipit du texte préliminaire de Naître c’est longtemps. Et elle ajoute, quelques lignes plus loin, dans le même paragraphe : « Vivre, c’est se séparer, rejouer à l’infini cette brisure ». Ainsi, après une longue période d’exploration de la vacuité existentielle, la vie absente advient-elle soudain dans une explosion de forces sensuelles. L’amour a bouleversé le champ d’exploration de la douleur originelle : « la nuit a crevé tout son noir tu le verses dans sa lumière je suis bougée entière je suis recommencée en grand » (in Mettre au monde, page 105). Le recueil Naître c’est longtemps revient sur cette brisure et sur la douleur primitive et première qu’elle génère : « être née tu ne sais pas le faire longtemps », confie-t-elle. Revient aussi, avec ce titre singulier qui signe la durée dans un temps aboli, l’obsession de la mise au monde et avec elle le retour de cette part obscure qu’est la quête de la faille insondable. Faille que les mots cherchent à sonder à défaut de pouvoir la combler. Et « dans la voix une permanence à nommer ce qu’on ne connaît pas ». Toujours revient la douleur. Elle fait signe sur la page, têtue et obsédante : « une douleur si loin plantée si loin au commencement est la douleur plongée dans le corps […] une douleur tissée de blanc ». Une fois formulé ce constat, la poète procède par tâtonnements. Elle lance des pistes de réflexion, émet des doutes — « peut-être » —, se reprend, pose sa pensée sur une succession anaphorique de présentatifs, énonce une part indéfinie de définition. « c’est bien avant les signes c’est caché c’est dans la tête qui remue dans la langue c’est là c’est mélangé informe dedans c’est deux mais pas compté c’est un cri qui a des bras on ne sait pas combien […] c’est dans la nuit ce qui l’étonne et la défait ça y retourne aussi ça la recommence ». Claudine Bohi s’appuie au passage sur le « ça » freudien, siège de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Les forces inconscientes sont à l’œuvre dans ce qui se dit et qui s’exprime dans une volonté de clarification : « avant toi ça remonte et tu le sais sans la preuve oui c’est bien avant ça ne s’attrape pas qui fuit ». Les répétitions qui rythment les poèmes ainsi que l’absence totale de ponctuation (de même que le gommage des majuscules) rendent compte de la volonté de la poète de son désir d’instaurer une continuité. Continuité formelle en lien étroit avec la continuité de la pensée. Sans heurt ni brisure. Ni brisure ? Sans doute dans le souci d’atténuer la « brisure » originelle. Les seules interruptions visibles, ce sont les cinq aquatintes qui ponctuent le recueil, lesquelles accompagnent le passage d’une section à l’autre et l’entrée dans une section nouvelle (le recueil étant découpé en cinq sections). Ces cinq aquatintes mystérieuses, œuvre de l’artiste japonais Mitsuo Shiraishi, sont un fil rouge qui guide la lecture. On peut s’interroger en effet sur le lien qu’elles entretiennent avec les poèmes d’une même section. Mais libre à chacun de suivre la ligne onirique que tracent ces paysages. D’autres questions surgissent au fil des pages. Comment vivre ? Comment respirer ? Que faire des contradictions qui taraudent, du sentiment de falsification qui use, ou de décalage, de ce qui est à jamais perdu ou oublié ? Que faire de cette multitude d’approximations ? Comment supporter les incomplétudes ? Tout cela est exprimé à mots comptés, avec une économie de moyens qui frôle l’ascèse. La réponse est dans le mot, dans l’usage qu’en fait la poète. C’est dans le partage de la parole poétique que Claudine Bohi puise sa force. Sans tapage, sans éclat : « le mot tu le tends tu le partages tu le murmures tu berces le vide avec c’est juste un peu pour vivre tu fais parole |
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Chère Angèle
Je ne sais à quelle source tu es allée t'abreuver
Je ne sais quelles merveilles toi seule as pu observer
Je ne sais, je ne sais, mais le pays d'où tu viens est bien lointain des nôtres pour ajuster à ce point les mots, les lettres, les espaces, les silences et mille, oui mille sortes de respirations.
J’ai tardé à passer, les larmes me viennent tant j'ai perdu de temps.
Merci, ce mot m'a toujours semblé minuscule, ridicule, mais il ne m'en vient d'autres.
Ce texte m'a bouleversé, attaché, je le relirai pour me bouleverser plus encore.
Lisa.
Rédigé par : Lisa de Saint Thibault / Lise Dest | 14 octobre 2018 à 19:35