[DE CARACO À L’ÎLE DE CAPRAIA]*
Voilà ce que je rêve, à ces carrefours, ou un peu après — et il s’ensuit que je suis troublé par tout ce qui peut favoriser l’impression qu’un lieu autre, et qui le demeure, se propose pourtant, avec même quelque insistance. Quand une route s’élève, me découvrant au loin d’autres chemins dans les pierres, avec des villages visibles ; quand le train se glisse dans une vallée resserrée, au crépuscule, passant devant des maisons où il arrive qu’une fenêtre s’éclaire ; quand le bateau suit d’assez près un rivage, où le soleil se prend à une vitre lointaine (et une fois c’était Caraco**, où l’on me dit que les chemins n’arrivaient plus, mangés depuis longtemps par les ronces), c’est vite en moi la très spécifique émotion, je crois approcher, je me sens requis à la vigilance. Comment se nomment ces villages, là-bas ? Pourquoi un feu sur cette terrasse, qui salue-t-on ainsi à notre bord, qui appelle-t-on ? Bien sûr, que j’arrive en un de ces lieux et l’impression d’avoir « brûlé » se dissipe. Non sans pourtant s’accroître parfois toute une heure à cause d’un bruit de pas ou de voix qui est monté jusqu’à ma chambre d’hôtel, à travers les persiennes closes.
Et Capraia***, si longtemps l’objet de mes vœux ! Sa forme — une longue modulation de cimes et de plateaux — me semblait parfaite, et je ne pouvais en détacher mes yeux pour des minutes entières, surtout le soir, depuis qu’elle avait surgi de la brume le second jour du premier été, et tellement plus haut que je n’avais cru que se trouvait l’horizon. Or, Capraia appartenait à l’Italie, rien ne la reliait à l’île où j’étais moi-même, on disait aussi qu’elle était presque déserte : tout se prêtait donc à ce que ce nom, qui la réduisait à quelques bergers, à leur errance à jamais sur des tables rocheuses au ras du ciel dans le jasmin, l’asphodèle (quelques oliviers et caroubiers dans les creux), lui conférât une qualité d’archétype et en fît, pour ma pensée désirante, le vrai lieu. Ainsi pour quelques saisons, puis ma vie changea, je ne vis plus Capraia, je l’oubliais presque, et d’autres années passèrent. Après quoi il advint que je pris un bateau un matin à Gênes, allant en Grèce, et vers le soir, brusquement, je me sentis pousser à monter sur le pont et à regarder vers l’ouest, où paraissaient déjà, où allaient passer à droite de nous, et tout près, quelques rochers, un rivage. Un regard, un ébranlement intérieur : une mémoire en moi, plus profonde que la conscience, ou plus aux aguets, avait compris avant que je sache. Est-ce possible, mais oui, c’est Capraia par son autre bord, celui que je n’avais jamais vu, l’inimaginable ! Dans sa forme changée, ou plutôt annulée par notre proximité (car vraiment nous passions à cent mètres à peine du rivage), l’île avançait, s’ouvrait, se révélait — brève côte, terre de rien, on n’y voyait qu’un petit débarcadère, un chemin qui s’en éloignait, quelques maisons çà et là, une sorte de forteresse sur un à-pic — allait bientôt disparaître.
Et je fus alors pris de compassion. Capraia, tu appartiens à l’ici du monde, comme nous. Tu souffres de finitude, tu es dessaisie du secret, recule donc, efface-toi dans la nuit qui tombe. Et veille là, ayant établi avec moi d’autres liens, dont je ne veux rien savoir encore, car je reste requis par l’espérance, ou le leurre. Demain je verrai Zante, Céphalonie, beaux noms aussi et plus grandes terres, préservées par leur profondeur.
Yves Bonnefoy, L’Arrière-Pays [éditions Albert Skira, 1972], I, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 1998-2003-2005, pp. 14-15-16-17.
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NOTES d’AP :
* choix d’extrait que je dédie à Odile Bombarde, maître de conférences au Collège de France, éditrice (avec Patrick Labarthe) du tome 1 de la Correspondance d’Yves Bonnefoy (Les Belles Lettres, 2018).
** Caraco ou Caracu, hameau abandonné (vers 1925) du village de Meria (Cap Corse).
*** troisième île de l'archipel toscan en mer Tyrrhénienne (province de Livourne), entre l’Italie et le Cap Corse. Une île qu’Yves Bonnefoy a souvent observée depuis le Cap Corse, durant ses nombreux séjours à Porticciolo (marine de Cagnano), dans la demeure familiale de sa première épouse, Éliane Catoni, de l'été 1945 à l'été 1956. En 1767, l’île de Capraia fut conquise par Pasquale Paoli, mais demeura génoise lorsque la Corse fut cédée à la France par la république de Gênes (1768).
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