suivi de Progression jusqu’au cœur,
éditions L’herbe qui tremble, 2018.
Encres d’Irène Philips.
Prix Louise-Labé 2019.
Lecture d’Isabelle Lévesque
Il suffisait de trois iris pour qu’un jardin devînt un temple. B. M. La poète cherche une langue, comme la plume d’Irène Philips qui trace en couverture le « T du temps », plume filée dans tout le livre. L’épigraphe de Graham Swift l’affirme, il faut « trouver le langage »1 et le titre du premier livre (car deux livres inédits sont ici réunis) établit à la fois la perspective d’une recherche et la présence d’une lumière qui l’accompagne ou que l’on cherche. Le temps, mis en évidence par le premier groupe nominal et par l’adverbe, doit être accepté dans sa durée pour mener cette quête. Les encres d’Irène Philips, en plaçant la plume au cœur de ses représentations sur la première de couverture et en pages intérieures, lient les deux directions, écriture et langue seront dans la périphérie silencieuse de la quête. Or cette quête ne peut être menée sans la perspective (l’espoir) d’osmose. Parfois s’épanche le vers lorsqu’une phrase occupe des vers entiers, parfois tout un poème, pour accrocher la joie : « […] pays où le premier chant d’oiseau pique dans le mille du temps au cœur de l’instant d’où jaillit à profusion la joie. » Les variations infimes des arbres et de leurs couleurs, si présents dans les paysages vosgiens de son enfance, captent l’attention de la poète qui les restitue dans une langue souple et déliée. Parfois viennent nous surprendre de légers déplacements dans la phrase : les compléments, glissés à des places inattendues, jouent les trouble-fête dans une disposition classique déjouée ; malicieusement, les verbes devancent les sujets, les compléments de manière peuvent être différés ; « un tourment » introduit là, discrètement, fait sonner la mélancolie d’une ombre pressentie plus que nommée. Béatrice Marchal observe, pose son regard sur les infimes variations de ce qui devient en « cette patience », et les frontières entre les êtres sont poreuses car tout ce que nous percevons, sur le seuil, « en ce début d’automne », nous atteint et pourrait nous surprendre dans l’expression d’un mystère renouvelé. Le paysage devient notre essence, par la vertu du poème qui, loin de l’accroître, tente une appropriation légère par la formulation : « Saison des ombres qui s’allongent au sol comme dans le ciel les nuages, ombres qui se rassemblent en de longs crépuscules immobiles que troue le reflet des rivières. » En ces vers, la ligne de partage trouve son nom, l’observatrice, poète comprise dans le paysage qu’elle contemple, réveille les jours pour qu’ils s’accomplissent en cet « aujourd’hui » qu’elle invoque. L’adresse, en son tutoiement, peut désigner l’autre autant que soi-même, car la nature offre l’unité à qui la loue, elle rassemble en « harmonie » les points dispersés de soi qu’elle relie à l’humaine assertion d’une ferveur. « Still life », comme le titre de l’un des poèmes du premier livre : rien ne s’achève, la neige appelle le renouveau de son éclat qui cesse pour poindre. Or on voudrait étreindre « la lumière qu’il nous faut » et réparer ce qui fut ôté de la confiance, « [m]ain de pierre aux doigts coupés », danger menaçant le chevreuil, le poussin, une forme d’enfance rappelée à travers chaque être et qui pleure en soi ou au milieu des autres, qui prend la forme d’une rivière divisant deux espaces ou deux temps, ou celle de l’eau que le vase retient pour transmettre la vie de couleur des fleurs ; l’eau traverse les poèmes en rendant au verbe sa fertilité, son éclat : « d’autant plus fort qu’on distingue un autre éclat, la fracture au bord du vase, où s’encastre la trace du manque. » Ce manque est présent et envisagé pour le futur, la perte est énoncée comme une probabilité incontournable, le ciel se dépeuple peu à peu (chaque étoile meurt) : « Souvenir, lumière d’étoiles mortes ». Aussitôt évoquée la perte, la mère entre dans le poème. Place inversée désormais : l’enfant protège et devient le secours de celle qui l’a enfantée. Pour finir ce premier livre, Un jour enfin l’accès, deux âges, deux temps semblent se joindre par l’enfance retrouvée. L’adulte éprouve la durée par la force d’un souvenir ressurgi, la première poupée gardée en secret par la mère qui réapparaît alors que celle qui s’éloigne déjà par son âge, n’a pas (n’a jamais ?) trouvé les mots, établi le lien durable et protecteur auquel aspirait l’enfant : « Mode optatif du poème avec soleil au zénith et cœur rendu à l’immense » Le champ peu à peu ouvert laisse entrer dans le poème un pari : le risque, pour trouver « la clef […] ici », l’écho de Gabriel, dédicataire de l’un des derniers poèmes (en italique et en prose). L’enfance ouvre son ciel, elle recommence dans les saisons mais aussi dans la transmission sur laquelle ce premier livre s’achève. * Après la marche vers le passé et l’enfance explorée d’Un jour enfin l’accès, le second livre, Progression jusqu’au cœur, s’ouvre sur un court texte en prose qui ressemble au récit bref d’une initiation, chemin lent pour la progression envisagée dans le titre vers la vérité la plus forte de soi-même. Pour une avancée, le poème l’affirme, une « parole ouverte » doit accueillir le silence, seul espace possible du mot qui aurait le pouvoir (sorcier) de « refermer les blessures ». Or ce sont toutes les blessures qui creusent le texte, au-delà de soi, un homme « comme un ange écroulé », « à bout d’espoir sous l’aile / de sa béquille », par exemple. Entre le « tu » que l’on voudrait redresser et accroître d’une sérénité gagnée et l’observation des détresses, Progression jusqu’au cœur trace une ligne de souffrance que le poème capte comme il entendrait les battements d’un cœur affolé. Dans la continuité du recueil précédent, on y trouve « l’enfant toujours présent », mais pas seulement. Le mot « cœur », répété de poème en poème, avoisine le terme « secret » : « par tout l’espace, / appelé à s’ouvrir, / un cœur ». Secrets chuchotés ou juste au bord d’être révélés par ce cœur ouvert. Ils restent si bien enfouis que celui ou celle qui les porte ne peut que les entrapercevoir : « On ne soulève jamais qu’un coin de la nuit on n’étanche qu’une partie des larmes nos mots sont trompeurs nos efforts insuffisants Il reste des chants d’oiseaux à la nuit tombée des cœurs malgré l’âge amoureux et dans l’ombre l’inconnu d’un poème » Ainsi le chant de l’oiseau et le poème sont les langages qui peuvent approcher le secret. La langue se mêle à la musique grâce à des octosyllabes, décasyllabes et même des alexandrins parfaitement réguliers (« nos mots sont trompeurs nos efforts insuffisants » – mais on en rencontrera beaucoup d’autres dans les deux parties du livre) qui alternent avec des vers plus courts. On entend Verlaine dans la mélancolie qui sonne : « l’automne / frissonne, // résonnent / les souvenirs. » Où trouver cet « objet » de « l’attente » « peut-être déjà perdu », « une réponse au désir sans nom / ni fond qui nous pousse » ? Le poème hésite, renvoie parfois à un lointain extérieur : « Seul compte l’infini, / l’indénombrable, le ciel te dit qui tu es, / en lui tu te trouves, le multiple assumé. » La réponse cependant figure dès le titre : elle est « tout au fond du cœur ». ___________________________ 1. Graham Swift, Le Dimanche des mères (Gallimard, collection « Du monde entier », 2017. Traduction de Marie-Odile Fortier-Masek). Isabelle Lévesque D.R. Isabelle Lévesque pour Terres de femmes |
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Je découvre l'existence de ce site, et j'y ai lu des choses du plus grand intérêt...
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Rédigé par : X. Bordes | 05 septembre 2018 à 11:54