[BUCOLIQUES FEUILLÉES]
Bucoliques feuillées. — Au Japon, on n’a pas nos préventions. Les toilettes, écrit Tanizaki, sont l’endroit le mieux fait « pour la paix de l’esprit ». On y peut tout à loisir « goûter la poignante mélancolie des choses en chacune des quatre saisons, et les anciens poètes de haïkaï ont dû trouver là des thèmes innombrables. » Conditions toutefois : le silence, « une absolue propreté » et une certaine qualité de pénombre. Mais d’abord un dispositif architectural qui fait que l’endroit est situé à l’écart du bâtiment principal et à l’abri d’un bosquet (éloge de l’ombre oblige).
J’ai connu des lieux très semblables : les toilettes que mon père avait construites au-dessus du cabanon familial accroché à mi-pente sur une colline, dans l’arrière-pays de Menton, au lieu-dit le Maura. Sise à l’ombre de grands châtaigniers, habillée de canisse en roseau, la cahute filtrait la lumière, tout en laissant entrevoir en contrebas la mer et la promesse en majesté d’ivresse renouvelée. Car elle offrait en plongée son vin bleu très intense, dans ce très grand ciboire que la montagne découpait entre Cap-Martin à droite et la pointe italienne de Mortola Inferiore, à main gauche.
Ce lieu, ces lieux d’aisance, je les ai, dans un poème intitulé « Barone rampante (grotesco) 1 », célébrés — chantés même si l’on veut (car c’était bien comme une chanson de la plus haute tour où l’on montait souvent en fredonnant). Je reprenais ainsi le titre italien d’un livre aussi profond que réjouissant d’Italo Calvino, Il barone rampante. En traduction française, c’est devenu Le Baron perché, titre pouvant donner le sentiment aux locuteurs de la langue de Molière que le héros du récit, le baron Cosimo Piovasco di Rondo, devenant Côme Laverse du Rondeau, en passant d’une langue à l’autre (comme il passe d’arbre en arbre), est comme monté en grade, gagnant un quartier de noblesse par la simple vertu d’un mystérieux ascenseur linguistique qui le fait quitter le sol et les racines pour siéger au plus haut des houppiers, de même que les gogues du cabanon, d’être perchées sur la colline du Maura, malgré leur fonction, nous paraissaient dignes de la sublimité du paysage. — En réalité, en italien, rampante est un terme d’architecture désignant, comme son homologue français, la partie inclinée d’une toiture. Rien à voir donc avec le verbe « ramper » ; dans une langue comme dans l’autre, on reste bien dans les hauteurs. Et si Cosimo « rampe », ce n’est pas sur le sol, mais en sautant d’un arbre à l’autre, au gré des branches, comme un couvreur courant de par les toits.
Car le cabanon, écrivais-je, possédait, un peu plus haut sur la
pente, des cabinets vraiment royaux
guérite où l’on montait la garde pour voir de loin venir
les sarrasins, disions-nous en riant
bucoliques feuillées
chaque matin on y montait
un broc de plastique bleu en main,
pour y siéger longtemps, jouer à baron perché
à hauteur des grandes branches de châtaignier qui, descendant presque jusqu’à terre (n’oublions pas que le terrain est très pentu), faisaient comme un camouflage où le soleil diffusait une lumière verte de fonds marins. Pas étonnant que le plongeur, perdu dans sa lecture ou ses pensées, tardât à remonter : nul lieu plus idéal pour la paix intestine
et l’effusion lyrique aussi (celle que suscitent les belvédères), puisqu’on y pouvait à satiété contempler, à travers la canisse qui habillait l’armature de bois de l’endroit, entre le vert des pins déchiquetée
la frise ultramarine de la mer
avec le mouchetis de plume des voiliers
lâchés au large comme d’un édredon crevé
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1. Le poème se trouve dans Abrégé de philosophie morale, un livre qui n’est pas, malgré son titre, un essai, mais un livre de poésie.
Jean-Claude Pinson, « Lieux uniques », Là, (L.-A., Loire-Atlantique), Variations autobiographiques et départementales, suivi de Frères oiseaux, éditions Joca Seria, 2018, pp. 134-135-136.
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