[JOURNAL DE TANZANIE (mars 2016)]
De retour de Nyarugusu
Des mondes nous traversent et nous mutons dans le silence des arbres
Les collines au long des grands lacs s’avancent et reculent
Le chemin pour fuir la peur n’en finit jamais
Jusqu’à buter sur des frontières des barrières d’enregistrement à franchir
Puis attendre
Des milliers d’autres marchent avec eux
Une multitude d’errants perdus dans les collines
De ce côté paisible des lacs où de vertes prairies s’étendent douces et moussues
Au point d’en oublier la guerre
La tentation serait de ne pas repartir de s’échouer là
Mais la faim vient vite les torturer
Ils deviennent des réfugiés alignés pour la distribution de rations alimentaires
Puis après de longues marches à travers les forêts là où on leur a dit de s’arrêter des villes sont en devenir
Des enfants n’en finissent pas de naître
Tous revêtant bientôt la poussière rouge poisseuse du camp
Des années plus tard ils seront d’ici de Nyarugusu fondus dans le paysage
Des histoires courent entre les collines
Des processions d’hommes noirs harnachés ont traversé sous le fouet le continent
Et ont fait halte à Ujiji
Ils portaient sur leurs épaules leur terrifiant destin d’esclaves
Pour autant les manguiers n’ont pas fini de fleurir et les eaux calmes du lac de miroiter sous les clairs de lune
Des étrangers aussi s’y sont arrêtés en quête d’aventures à leur démesure
Impatients d’explorer des continents barbares de remonter des fleuves d’étreindre la peur
Fallait-il repartir
Puis ils ont disparu en rêvant à d’impossibles exploits
Nous sommes là de passage et dans l’urgence
Bientôt il est tard la beauté du jour s’est ternie
Nous les biens nourris bien à l’abri nous avons à faire ailleurs
Et comme des étoiles nous mutons
Saison après saison les collines reverdissent
Les enfants rouges ou leurs enfants ou les enfants de leurs enfants quitteront le camp
Les migrations ne cessent jamais
Où est passé le temps
mars 2016
Malika Berak, « Journal de Tanzanie (2014-2017) », in Journal d’Oman, La Nouvelle Escampette éditions, Collection Poésie, 86300 Chauvigny, 2018, pp. 66-67.
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MALIKA BERAK
Source
Malika Berak est née le 14 janvier 1954 à Angers d’une mère française et d’un père algérien (arrivé en France en 1938). Outre des études de lettres à la Sorbonne, puis de sciences politiques à l’IEP de Paris, elle a étudié l’arabe à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales) et a passé avec succès le prestigieux concours d’Orient du Quai d'Orsay. Diplomate (actuellement ambassadrice de France en Tanzanie), elle a séjourné à Damas, au Caire, à Jérusalem, au Bahreïn et en Oman.
Le Journal d'Oman (et de Tanzanie) rassemble des poèmes écrits entre 2009 et 2017. Ce journal est la chronique d’une passion qui s’ancre dans une connaissance vive et approfondie des pays du Moyen Orient et d’Afrique orientale où l’auteure a vécu et continue de vivre, sensible à la dignité et à la beauté sensuelle des peuples de ces régions du monde, comme à la misère et aux guerres qui les accablent.
Syncrétisme très personnel de lyrisme et de lucidité politique, de souvenirs d’enfance et d’actualité tragique, ces textes souvent brûlants, mais par moments d’une éblouissante fraîcheur, vibrent de façon singulière dans le paysage poétique contemporain. En résonance avec de grandes voix arabes (Omar Khayyam, Oum Kalthoum,...), les vers de Malika Berak évoquent les vers ardents de Louise Labé, même si, conjuguant chants d’amour et déplorations, ils respirent aussi parfois du long souffle poétique de Saint-John Perse ou de celui de Léopold Sédar Senghor.
Malika Berak est aussi l’auteure de Bethléem : territoire photographié (textes de Malika Berak et de Charles-Henri Favrot. Photographies d’Alain Ceccaroli), Images en manœuvre éditions, Marseille, 2000.
(notice librement inspirée d’une notice de l’éditeur)
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