Françoise Ascal a consacré au peintre Camille Corot, né à Paris le 16 juillet 1796, un opuscule intitulé La Barque de l’aube. La toile choisie pour la première de couverture de cet ouvrage est une Vue du pont de Mantes, réalisée entre 1868 et 1870. Outre les arches solides du pont, on y voit, sur les rives et se reflétant dans les eaux de la Seine, deux troncs défeuillés qui s’élancent vers le ciel. Au pied des troncs, immobile, une étrave de barque et son pêcheur. Paysage d’eaux et de nuages, tremblé des couleurs et jeux de lumière : un paysage récurrent chez le peintre, une « obsession propre aux artistes qui cherchent et creusent au plus profond d’eux-mêmes. » Françoise Ascal, poète, nourrit pour Camille Corot une tendresse particulière. Il est vrai qu’elle compte dans sa famille un Camille, fauché par la guerre en pleine jeunesse. Mais bien d’autres raisons justifient sa dilection pour la peinture de Camille Corot. Qu’elle livre au lecteur, non sans pudeur, tout en tressant subtilement l’histoire du peintre avec celle du jeune homme :
« Camille. Tu portes le même prénom que ce jeune homme dont j’ai scruté autrefois le visage sur une photographie de famille. Toi, peintre infatigable, galopant à travers bois et chemins creux jusqu’à quatre-vingts ans, et lui, foudroyé à dix-neuf ans, deux trous rouges au côté droit. Vous auriez pu arpenter les mêmes terres, longer les mêmes rivières, graver vos initiales sur les mêmes écorces de frêne. Vous cohabitez sous mon crâne sans égard pour le temps. »
Ainsi commence le récit de La Barque de l’aube. Un bel hommage à Camille Corot. Une méditation. Une rêverie. Une longue réflexion.
EXTRAIT DE LA BARQUE DE L’AUBE
Tu es un homme des carnets. Tu en as dans chaque poche en permanence. Papier lisse, papier grumeleux, pour le fusain, l’aquarelle, le crayon. Tu croques à grands traits nerveux, tu engranges pour plus tard, tu accumules, tu notes avec ardeur. Le feu sous le flegme. Tu n’es pas un peintre du plein air comme on se plaît à le penser, ou comme le seront les impressionnistes. Tu es le peintre du fourneau alchimiste au secret de l’atelier. Tu trafiques la matière. Tu la mijotes pour la cuire à point. Ton naturel, tu le conquiers de haute lutte. Ta prétendue « naïveté » est une chimère, l’un de ces écrans avec lequel tu joues :
« Pour bien entrer dans mes paysages, il faut au moins avoir la patience de laisser le brouillard se lever ; on n’y pénètre que peu à peu et, quand on y est, l’on doit s’y plaire. »
Ainsi, regardant ta Liseuse au bord de l’eau, on ne voit au premier coup d’œil qu’un paysage vaporeux, gaze ou tulle. Herbes, frondaisons, ciels dans de sourdes tonalités dont on ne sait si elles vont se dissoudre avec la lumière matinale, ou s’intensifier pour rejoindre l’obscur. Rivière étale, sans ride. Pas de vent dans les branches. Quelques pâles reflets esquissés sur une eau sans vertige. Un univers frappé d’inconsistance. L’arche du pont, au fond à droite, semble le seul point de fermeté. Promesse d’un ailleurs. Comme ce bateau endormi, amarré sur la rive proche, qui peut-être un jour sortira de sa torpeur pour s’arracher à l’eau morte.
Il faut du temps pour découvrir l’échappée ménagée pour celle qu’on aperçoit sous le couvert des saules, appuyée contre un tronc, à moitié dissimulée par un fouillis d’herbes. Entre ses mains, un livre — ou une lettre plus vraisemblablement. Dans le secret végétal, elle se tient debout, elle-même secrète et grave. Attentive à déchiffrer les signes qui l’ont conduite ici, dans cet espace dérobé où les émois peuvent se déployer, jaillir hors du tableau, hors du temps, loin de la tyrannie du réel et plus encore des intentions du peintre. Sans rien troubler du songe mélancolique qui l’entoure, la jeune liseuse ouvre l’horizon.
Ce thème de la liseuse t’obsède. Plus d’une vingtaine de tableaux lui sont consacrés. De quelle vision onirique, de quel désir tires-tu ces femmes, ces jeunes filles ? Souvent ce sont des rêveuses plutôt que de véritables liseuses — la lecture est suspendue, le livre posé sur les genoux, le regard s’échappe vers le lointain.
Moi qui ai longtemps arpenté les campagnes et les rives boisées, je n’en ai jamais rencontré. On imagine mal une paysanne se soustraire au travail pour s’adonner à l’oisiveté de la lecture, pas davantage une dame de la bourgeoisie s’aventurer seule en pleine nature au risque de déchirer sa robe aux buissons épineux.
[…]
Je pourrais évoquer les liseuses de Vermeer, mais celles-ci évoluent dans l’espace privé de leurs maisons bourgeoises. D’ailleurs elles ne lisent pas des livres mais des lettres intimes, des billets. Le peintre se fait voyeur, tente de déchiffrer les émotions clandestines.
Rien à voir avec toi. Utopie de partage du savoir ? Féminisme timide ? Écho de tes propres lectures, celles de Jean-Jacques Rousseau en particulier qui te convainquent de l’importance de l’éducation ?
Même lorsque tu peins une femme à sa toilette, cheveux dénoués, assise une fois encore au bord de l’eau avec sa servante, tu éprouves le besoin de placer à quelques pas, en retrait, une jeune fille adossée à un arbre, livre en main. Mystérieuse présence. Fantasme ou signe de ta relation à la culture. Tu n’es pas seulement le bon papa Corot légendaire qui trinque et chante à l’auberge Ganne, mais un homme qui lit, aime le théâtre et se rend régulièrement à l’opéra.
Mon Camille n’est jamais allé à l’opéra, ni aucun des siens. Mais il chantait. Dans la maison de mon jadis, j’ai trouvé un cahier de chansons, attestant que ces murs n’ont pas toujours été le sanctuaire des morts familiaux, interminablement veillés par des veuves de guerre. Les rires ont résonné. Les fêtes de moisson ont soulevé verres et jupes. Le soleil a fait mûrir les fruits du verger.
Françoise Ascal, La Barque de l’aube, Camille Corot, Arléa Éditions, collection Arléa-Poche, 2018, pp. 28-29-30-31. Préface de Charles Juliet.
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