LA CHUTE EN BEAU SÉPIA
La poésie d’Étienne Faure est une invitation faite au lecteur à se déprendre de ses habitudes de lecture. Et de ses attentes de lecture, souvent fondées sur des enchaînements de cause à effet qui n’ont que peu à voir avec la poésie elle-même. Pas résolument moderne, la poésie d’Étienne Faure, telle que je la découvre dans Tête en bas, son dernier recueil, s’inscrit cependant dans une alternance savamment agencée entre classicisme — formel et thématique — et contemporanéité. Une vaste culture — littéraire/cinématographique/picturale… — sous-tend le monde poétique de Tête en bas. Les poèmes, qui se distribuent en douze sections, sont des strophes de dix-sept ou dix-huit vers, strophes remarquables par la structure en apparence a-grammaticale du vers, soumise à des acrobaties et à des dislocations déroutantes : constructions inattendues, inversions surprenantes, l’esprit de dérision du poète se manifeste jusque dans les plus savantes distorsions syntaxiques. Paradoxalement, le poème se lit d’une traite jusqu’au point final, seule ponctuation forte d’une seule et unique phrase.
Ainsi de ce poème étrange de la section « Dans la bouche », poème que j’ai lu et relu pour tenter de bien appréhender la structure de ses enchaînements, et qui me subjugue par son rythme et par ses arabesques, si bien que j’ai provisoirement perdu et le fil du poème et le fil du pourquoi de mes lectures/relectures. Ravie parce qu’envoûtée par quelque chose de plus étourdissant que le sens. Un sens qui ne se livre que parcimonieusement. Et c’est sans doute tant mieux. Je ne résiste pas au plaisir de donner ici ce poème dans son intégralité, imaginant peut-être que l’écrivant (le recopiant), il cèdera un peu de son mystère, ce dont je ne suis pas vraiment sûre :
« Ouverte édentée au néant,
à force, les répudiées, l’asphalte
leur avait fait la bouche noire
par où parler, respirer d’ordinaire,
remédier, boire devenaient impossibles,
la bouche bée demeurant inapte
à traduire en aucune langue
leur silence de poisson pris dans la nasse,
trou noir d’où ne sortaient les sons, à la criée plus l’injure
des âmes rendues à la mer, réduites
à n’ingérer, dégueuler, déglutir
rien,
n’embrasser ni sceller de rouge,
ni faire entendre une voix fluette — celle qui chanta —
ou plus musclée en vociférations,
O coi de lèvres distendues quand ne bouge
un matin plus la langue.
gueule ouverte
La force de cette « bouche d’ombre » vient de ce qu’elle charrie dans son flux des images oubliées qui mêlent dans le roulis de la phrase des visions goyesques ou hugolesques. De sirènes, de cris et de naufrages. Le jeu d’alternance des allitérations en [d] et en [r] y contribue sans doute pour une bonne part.
L’esprit qui irrigue l’ensemble du recueil est donc celui de la dérision, jeu de distanciation ironique et grinçant ou du simple pied-de-nez déjà présent dans le titre du recueil. Tête en bas. Revisitant son passé, ses souvenirs — « ça ne mange pas de pain/les souvenirs » — l’histoire des siens, lignées et généalogies, celle d’une époque révolue mais aussi celle de la sienne propre, avec ses grimaces déchets et chutes, le poète se plaît à composer des tableaux (de genre ? le nom du peintre James Ensor s’impose soudain à moi comme une évidence) ; le poème, clos sur son récit, étant à lui seul une toile de la galerie que Tête en bas convie à visiter.
Tête en bas ? Cela tient d’abord au fait que le poète a longtemps vécu dans l’hémisphère Sud et qu’il a appris à voir le monde sous un autre angle. Amené soudain à vivre dans l’hémisphère Nord, à en subir la « pesanteur » et contraint d’épouser l’endroit, Étienne Faure découvre l’envers du décor, peut-être à la manière de Tchekhov, cité en exergue : « …je voyais l’envers de la vie que l’on menait en ville » (in « Ma Vie »). Pour cet antipodiste qu’est Étienne Faure, considérer l’envers du décor est pratique courante. Voire nécessaire. D’où cet esprit particulier mi-moqueur mi-sérieux, parfois cruel et grinçant, qui anime le recueil. Une autre allusion, très précise, à cette propension à considérer la vie sous un angle inversé est proposée par le poète dans la section intitulée « En Peinture ». Dans un poème consacré à une toile de Marc Chagall, sur « Le poète à la tête renversée » :
« Cette rose au cœur vert on dirait un chou,
la tête renversée du poète
il y a cent ans repeinte avec des paupières
d’ortie, tout un monde à l’envers revu
comme on regarde par-dessous celui qui s’annonce
avers, endroit du décor
à la vitesse révolue d’une époque… »
À poursuivre la lecture du poème, il semble bien que les poètes tels que figurés tant par Chagall que par Étienne Faure présentent quelque analogie dans leur manière de regarder le monde. Et dans leur façon de prêter une attention particulière à tout ce qui surprend, « inadéquation de l’objet », décalages et écarts. Ainsi de ce poème intitulé fragment d’un serveur berlinois (dans la section « Au temps rassis ») qui s’ancre dans « l’envers du décor/en vrac,… »
« offrant
le tableau d’un serveur déboité qu’aurait peint
Otto Dix en pantin noir et blanc,
torchon à l’épaule, pressentant lui aussi
la guerre dans ces vaisselles… »
Ces décalages et écarts rendent compte d’une vision lucide du monde mettant en relief
« l’impossible transaction entre les êtres
enfouis chacun, peau et chair,
dans le temps terreux des hostilités. » (in un siècle de pomme de terre)
Dans la vie aux orties, sans illusion aucune, le poète écrit :
« — le monde est pourrissoir, l’amour idem —
par la racine
dans un circuit de prédation puis de reproduction
à l’infini, grandeur nature,
le monde est pourrissoir. »
Du reste, une autre particularité du recueil est le mode de traitement des titres eux-mêmes. Ici, l’ordre habituel titre /poème est inversé. Au lieu de figurer en tête, en tant qu’annonce ou amorce du poème, le titre est révélé in cauda. De sorte que le lecteur, surpris, refait son parcours de lecture en sens inverse, s’interroge, s’arrête sur les mots, glane dans les vers celui ou ceux qu’évoque l’intitulé. Si le lien de causalité est parfois évident entre le texte et son titre, il arrive qu’il reste partiellement énigmatique. Ainsi du dernier poème de la section « Au musée des rictus ». Canova n’en dort pas.
Il se peut qu’Étienne Faure s’amuse des titres comme il se joue des saynètes, des personnes et des objets qu’il fait revivre dans ses portraits. La grand-mère de « Réveils » (première section), le grand-père du dernier poème ; les prostituées du dimanche, les couples du lignage et leurs copulations (de ces mêmes dimanches), les statues estropiées du musée des rictus ou des jardins publics, les outils et les plantes, la guerre et les batailles, les tableaux, les saisons, les amours, les ardeurs et leur disparition… Le tout arrimé au temps qui passe. Car le recueil dans son entier est une traversée du temps. Cela commence avec un retour d’évanouissement, réveil d’une mort provisoire, et se clôt sur un poème à la mémoire du grand-père, dont il ne subsiste qu’une photo sous verre :
« Mon grand-père dans la neige allemande
— depuis le temps qu’il y demeure —
est resté jeune, noir et blanc, la neige
n’a pas fondu, nous passons
dans son deuil à perpétuité… »
La vie est cette traversée où la mort occupe une place privilégiée et où les guerres sont l’une des causes obsédantes de mortalité. Batailles immortalisées par la peinture. À quel peintre expressionniste post-Van Gogh (« Champ de blé aux corbeaux ») songe Étienne Faure lorsqu’il écrit les vers qui suivent ?
« [… ] j’existais voilà peu, la mort me prit au bord du ruisseau
il n’y a pas deux heures, deux cents ans, cela
alla si vite — quel foin dans le crâne,
vois comment le sol te reçoit,
ton corps, ta tête pleine de foin,
les vertèbres tournées vers les viscères,
et comment la main parfois recueille le front
avant la chute, tout cela
en peinture. »
Le poème noir figé ne le dit pas. Même si le nom de Max Beckmann m’est venu à l’esprit.
C’est sans doute la pesanteur exaspérante de l’hémisphère Nord — et ses multiples décrépitudes — qui entraîne le poète vers le rêve icarien de chute et de vol. Car Celui qui chute, vole, écrit Hannah Arendt citée par Étienne Faure. Et le poète d’imaginer en écho son propre film, le temps d’un poème, bande-annonce :
« le temps que le corps tombe au ralenti — plein écran —
et que défilent dans l’alerte les souvenirs
à voix off, voix morte, hors du champ,
cette énième restitution du corps au combat
quoique plombé par l’histoire atténuant
la chute en un beau sépia, lent vol,
la mort prochainement dans les salles
où l’on s’endort la tête un peu KO
puis se réveille en sursaut, côté ocre,
la joue fardée de terre. »
Le moment sera alors venu de rejoindre « son propre horizon », de se fondre dans ce sol « bas ». De s’y « terrer ». Pour l’éternité.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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