éditions Rougerie, 2018.
Lecture de Marie-Hélène Prouteau
« ÊTRE DANS CE QUI S’EN VA » Avec Prendre et perdre, Jean-François Mathé interroge la vie qui se défait, qui échappe. Le titre est hautement significatif. Deux verbes nus, à l’infinitif, alliant le geste d’action et celui de la privation. La préhension et le dessaisissement, d’un même mouvement. Voilà qui installe la dissonance au cœur de l’être. L’exergue, une citation d’Anise Koltz, « Marcher sans rien atteindre jusqu’à devenir chemin », vient affermir cette tonalité. C’est d’amenuisement de la vie qu’il est question dans ce recueil. « On passe la journée sans la vivre. » Une vie fatiguée qui, peu à peu, s’étrécit. L’expression « la vie en fuite » revient dans plusieurs vers. « […] il n’est ni rêve en tes nuits qui passent ni lumière dans ta lampe allumée. » La parole du poète se confronte à l’ombre portée de la mort et à celle de la vie qui s’éloigne. Ce peut être « [U]n reste de lumière ». Ou ces nombreux signes de la disparition qui l’accompagnent au quotidien. Telles les multiples expressions de la négation, « sans », « ne plus », « rien ». Ou les mots « manque », « vide » présents à chaque page. Le monde se capte dans un langage de la disparition. « Plus aucun appel de ce que tu avais pris d’une voix. » ou la venue de la mort dans le sommeil avec cette image : « Comme une barque avec la mort à son bord. » L’usage fréquent de l’imparfait fait magnifiquement ressortir l’élan, la force vive d’autrefois du poète. Mais aussi l’écart avec le présent : « Quand le souffle te manquait, le remplaçait l’indestructible volonté d’atteindre le sommet de la montagne » . Toujours chez le poète, l’évocation de choses simples se déploie avec une grande économie de moyens. Ainsi en est-il des images : « Quand l’arbre qui était en automne est désormais en toi ? » Le recueil constitué de trois parties « Vivre au bord », « Passages entre chien et loup », « Débuts de dénouements » est marqué par une oscillation entre la solitude, l’ennui des jours, et les souvenirs de moments heureux. Plusieurs poèmes sont dédiés à des personnes amies, poètes et créateurs. Irène Duboeuf, Cécile A. Holdban, Isabelle Lévesque, Marie-Josée Christien, Jean-François Agostini, Hervé Martin, Jean-Louis Guitard, Florence Saint-Roch, Lucien Wasselin, Jan dau Melhau, Nicole. Peu de mots et tout un monde : « Nous aimions regarder le ciel clair de l’été. » Quelques vers suffisent à évoquer la compagnie de l’ami au bord de la Méditerranée. Ou pour rappeler la présence de la femme aimée. Une simple métonymie, la robe, le corps. Concision et épure de la mémoire. C’est là que l’imparfait donne toute sa mesure. Regard de triste tendresse sur un bonheur de mélancolie, comme dans un film de Claude Sautet : « On avait versé du café dans les tasses et dans chacune maintenant tremblait un îlot de nuit que tu regardais comme quand tu attends les étoiles dans tes ciels nocturnes. Les autres riaient haut forts de la force de midi et de l’immortalité qu’ils croyaient y puiser. » Comment dire ce qui vient à manquer ? Comment dire ce qui est perdu ? Que sont devenus les signes du bonheur ? Point d’amertume pourtant, il ne s’agit pas de vouloir qu’ils soient là à nouveau. Mais il s’agit plutôt de demeurer dans un certain attachement à ce qui est perdu. La mélancolie traverse les vers. Les choses sont ainsi, nous n’y pouvons rien : « Il n’y a malheureusement pas de nuit pour masquer les chemins que l’on ne prendra plus. » Le sentiment de la perte inéluctable qui nous attend est présent mais tenu à distance. C’est ce regard lucide, sans pathos, tout de retenue qui est révélateur. Le jeu subtil sur les pronoms, « tu », « nous », vient dire par le menu cette identité fluctuante. Et nous ramène à notre destin commun à tous. Le paysage mental est restitué avec une grande sobriété. L’arbre. Le jardin. La maison, parfois vidée de ses hôtes. Les tollés du monde ne disparaissent pas, pour autant : « les nuits les plus noires maculées de la boue de nos rêves. » La présence des oiseaux est là comme la basse continue de ce chant. Incarnation vivante, ailée de la vie, ils traversent le poème. Deviennent « ciseaux tendres qui ne se ferment que pour s’ouvrir ». Ils font contrepoint à la mort de l’enfant d’amis du poète. Ou à sa présentation en « Icare déplumé ». Il s’agit d’apprendre « à vivre légèrement appuyés à la mort », dit Jean-François Mathé. D’entrer en résonance avec ce qui est de l’ordre de la privation. Avec la vie qui, peu à peu, déserte. Mais rien de neuf ici sous le soleil, c’est le lot commun à tous. Le poète choisit ainsi d’éviter tout éclat, tout débordement lyrique. Élégance et pudeur, tout est là. Pour une mélopée à voix basse. |
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