« DES MAINS | SUR DES ÉPAULES COMME LA NAISSANCE D’UNE AILE »
Philippe Agostini,
in Emmanuel Merle, Démembrements,
éditions Voix d’Encre, 2018, page 18.
Les couleurs sont là :
« contenues, déguisées,
un feu couvant sous l’aube encore à venir. »
Fondus de vert pâle, de gris, filets de bleu, écorces de beige clair. Des traces peut-être qui s’éclairent d’une limaille de jaune ici, de rose là. Cela danse entre les pages puis soudain se densifie, pelotes d’algues ou haies qui s’enchevêtrent. La lumière peut-elle se frayer un espace, pour quel chemin d’attente ?
« La couleur, c’est la lumière
qui revient sans cesse, fidèle,
généreuse, ouverte comme une main. »
Une main ? La main tendue du peintre Philippe Agostini. Peut-être. « La main balbutie » son langage. Elle entrouvre pour le poète une issue vers la lumière. Elle lui fait don de notes neuves, pour une possible respiration. Car le recueil d’Emmanuel Merle, Démembrements, est le lieu de « l’indicible ». Celui d’une parole brisée. Où dominent termes en négatifs ou mots en écho à ces termes, disséminés dans les poèmes. Déraciner / désassembler / dépareiller / décomposer / défaire / déliter / déchirer / détacher / désagréger / découdre / désolidariser / décentrer …
La violence qui se dit est celle de corps détruits, défaits, dépecés, équarris, disjoints, corps de suppliciés martyrisés par leurs bourreaux, corps défunts dont les membres ont été dispersés. Ensevelis. Cette vision d’enlisement, d’où vient-elle ? Issue de quelle effrayante réalité ?
« Je me retourne : tous ont du sable
jusqu’aux épaules, peinent à tourner
la tête, vocifèrent pourtant. »
Ailleurs, « Ces gens dans la rue, du bois flotté ».
Le corps du poète lui-même se trouve disloqué. Devenu étranger à lui-même. Séparé de sa personne. Meurtri par un impitoyable héautontimoroumenos.
« Mon corps est un pays démembré, un assemblage
désolidarisé », écrit le poète dans « L’ennemi intime ».
Ou encore, plus loin, dans la section « Démembrements, 5 » :
« J’observe le lent délitement du corps.
Ma main, déchirée, boursouflée,
recroquevillée par l’hésitation devant le monde,
ne m’appartient presque plus,
c’est la griffe d’un que je ne connais pas. »
Comment, dès lors, respirer quand tout se désagrège autour de soi, que nous ne reconnaissons plus le monde dans lequel nous nous mouvons, et qui continue pourtant d’exister alors même que nous n’existons plus en lui ?
Nous ? Oui, nous. Le pronom personnel court d’un poème à l’autre, Emmanuel Merle incluant ainsi chacun de nous dans le monde où nous évoluons. Chacun est associé au poète dans cet univers déliquescent qu’ensemble nous occupons sans toutefois nous y rencontrer, sans toutefois nous y reconnaître. La douleur et la stupeur du poète sont aussi les nôtres. Qu’est-il arrivé ? Que s’est-il passé ? Quelque chose s’est produit dont il ne reste que signes épars. Emmanuel Merle nous associe à son chant noir. Ainsi dans cette première strophe des « Lointains » (I) :
« Le fleuve est noir qui descend
les temps modernes, nous nous maintenons
à la surface en battant des bras,
cherchant de nos yeux à moitié aveugles
les bras des autres. »
Le regard que le poète pose sur le monde est à l’identique de celui qu’il pose sur lui-même ou sur les autres. Un monde réduit en lambeaux, en loques, en lanières ; les êtres y sont réduits à l’état de « palimpsestes | et pelures d’oignon. » Du passé englouti, il reste l’étreinte d’une indicible nostalgie :
« Il y a bien longtemps qu’il n’y a plus
de projet commun. Le temps est parti. »
Que dire de plus, sinon que « [l]e cœur est décentré » ?
Et au cœur de cette déréliction, qu’en est-il de l’autre ? La vision anaphorique sur laquelle s’ouvre le recueil est celle du constat d’un enlisement général :
« Il n’y a plus rien
que des corps inhabités, des équations d’être
ensevelies
[...]
Il n’y a plus rien
que des pluies de ravine sur les visages
dépareillés
[...]
Il n’y a plus de figure,
je vais encore et je te cherche. »
Le poète s’interroge. L’autre est-il le bourreau ou le supplicié ? Un danger ou un espoir ? « Est-ce un récif ? Est-ce un amer ? » Il arrive que l’autre soit un naufragé identique à soi-même, perdu, abandonné, éparpillé. Et que, de cet abandon même, naisse l’échange, un instant de partage :
« Nous nous adossons au vent,
nous nous regardons. »
Dans sa solitude et dans son errance, le poète se regarde sans comprendre. Comment se recomposer ? Comment reconstituer un corps désintégré ? Quels gestes accomplir ? Quels mots dénicher pour que nous puissions nous reconnaître, reconnaître ce qui fut et qui laisse chacun sur la route, comme éperdu et désœuvré ? Abasourdi et hébété, le poète regarde ses mains. Désolidarisées de sa personne, elles agissent indépendamment de lui. Comme par automatisme. Sans son accord. Elles accomplissent les gestes appropriés, mais absurdes. Obéissantes, elles se meuvent sans réfléchir, comme par détachement de la personne auquelle elles appartiennent.
« Comment vas-tu récupérer tes mains ? », s’inquiète le poète dans « Tes mains savent ».
Ce que le poète cherche et espère, c’est d’abord un espace où vivre, l’air étant devenu irrespirable et le présent, englouti sous ses décombres, méconnaissable. Associée à l’espace, la lumière. Une lumière d’aube, liée à l’insouciance de l’enfance et à la couleur. C’est en elle que gît encore une once d’espoir :
« […] La couleur, c’est la lumière
qui revient sans cesse, fidèle,
généreuse, ouverte comme une main.
Il y a une magie de la lumière :
elle est notre rêve réalisé sur la terre,
notre espérance toujours renouvelée. »
Poussé par son désir de reconstitution de l’être entier, par son désir de recomposition de ce qu’il fut au temps de l’enfance, le poète cherche un lieu où renouer avec « le premier langage » ; où retrouver les mots, des mots qui puissent rapprocher « les lointains » que nous sommes devenus. Peut-être alors sera-t-il possible de recoudre ensemble les existences dépareillées ?
« Nous sommes bien les lointains, nous sommes
si loin les uns des autres, et, malgré tout,
les mots, comme des bois flottés,
drossés contre la hanche de l’espérance,
écoutés et prononcés, savent encore
clairement s’embraser, éclairer l’autre rive. »
À la recherche de l’unité perdue, le poète se souvient. « Remembrer ». Se souvenir de ce que nous avons été, de l’unité des corps en accord avec le monde, « arbre indéfait » :
« J’étais cet enfant dans l’arbre, ramassé
sous les branches, embrassé par le grand corps
écartelé de la ramure […] »
Dans sa quête douloureuse, le poète aspire à un renouveau possible. Quelque chose qui le confierait à son « aube nouvelle ».
Répondant à ton appel, je te nomme, poète. Depuis tes poèmes, je dis ton nom. Je le murmure avec tes mots. Je te lis et veux te faire don des miens. Je noue pour toi « aile » « main » « visage » « couleur » « lumière ». Comme toi, je voudrais que la lumière efface la nuit de « la forêt enténébrée » ; je voudrais que dans la paume soit rassemblé « l’épars » ; que mes mains rejoignant un instant les tiennes, soient « des mains | sur des épaules comme la naissance d’une aile. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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