PAPE
Pape. Un matin de 1957, un de mes bons maîtres, qui, passé lui-même inspecteur général, m’avait fait nommer au lycée du Mans, vint, comme il se faisait alors, m’inspecter dans ma propre petite classe. En guise de rapport, il m’invita à la Brasserie du Théâtre, place des Jacobins, au pied de la cathédrale, et, devant une copieuse potée aux choux qu’il fit, en bon Lorrain, « alléger » de quelques pommes de terre, il commenta ma performance pédagogique sans s’étendre plus qu’il ne convenait sur ce sujet trop professionnel pour un déjeuner tout amical, me conseillait seulement : « Ne soyez pas trop au-dessus du niveau de vos élèves : une leçon d’avance doit vous suffire pour les aspirer. » Je trouvais à part moi cette recommandation bien optimiste, mais il en était déjà passé à commenter ma récente sortie du PC, sortie qui l’intéressait davantage et qu’il approuvait, mais non sans évoquer avec une nuance de nostalgie mes années de militance à Lakanal. « En Khâgne, vous étiez vraiment le pape », conclut-il. Comme ancien parpaillot (ce qu’après tout j’étais tout autant que désormais ancien communiste), je jugeai plutôt accablant ce constat rétrospectif, et malheureusement justifié par ses plus mauvais aspects. J’aurais sans doute préféré recevoir, comme Julien au séminaire, le surnom de « Martin Luther » — que je méritais, en un sens, pendant ces premières années mancelles, où je me trouvais mis en quarantaine, par la cellule du lieu, comme dangereux apostat. En tout cas, passé d’une khâgne à l’autre et du rôle d’élève à celui de professeur, je ne risquais plus de recevoir cette mitre qui ressemble tant à un bonnet d’âne.
On m’a encore, depuis, qualifié parfois de pape de ceci ou parfois même de cela, et à chaque fois me saisit le ridicule de cette élection sans conclave, et dont le champ est en général dessiné sans grande pertinence : « du structuralisme littéraire », « du formalisme », « de la poétique », voire, plus récemment, et très peu à propos, « de la Nouvelle Critique ». La vulgate médiatique fait grande consommation de nouveautés éculées et de papautés apocryphes.
Gérard Genette, Bardadrac, Éditions du Seuil, Collection Fiction & Cie, 2006, pp. 318-319.
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