[RIEN CE MATIN. LA TÊTE LOURDE COMME LE CIEL]
Rien ce matin. La tête lourde comme le ciel. Tout est désert. Les barques n’unissent pas encore les rives, la citadelle est close, enveloppée de brouillards matinaux. Le drapeau noir en haut du minaret signale que la prière est à marée basse. Impression d’être à quai, dans les menus travaux du port : nettoyage des cales, des cuisines (de trous dans la muraille jaillissent des déchets). Personne sur le pont. Rumeur molle de l’eau contre la coque. Les oiseaux volent bas, piquant parfois. Ce sont des mouettes. Sur une corde des djellabahs ouvrent leurs bras roses à sécher.
Dans le creux, les arbres s’agitent d’impatience : étoiles vert sombres des figuiers trapus, hampes larges des bananiers, houppes grèges des roseaux, palmes, langues fatiguées des cactus. Tout jaillit et retombe mollement. Puis soudain le ciel se déchire. Les blancs se font violents, les ocres rougeoient. Deux jeunes filles très brunes, l’une en rose, l’autre en bleu, viennent asseoir leurs formes longues sur le parapet. Elles jouent de leur profil, sourient, s’amusent de quelques fourmis sur la pierre chaude. Odeur d’urine (et) de plantes grasses. Les pêcheurs arrivent, les volets s’ouvrent, la vie amorce lentement ses gestes. La marée remonte le fleuve. La pose/pause est terminée.
2
Il est tôt, les barques n’unissent pas encore les rives, enveloppées de brumes éteintes. Le drapeau noir, en haut du minaret, met la prière à marée basse. Le fort semble un navire à quai, troublé dans ses profondeurs par la vidange des cales et les travaux des cuisines : de trous dans la muraille jaillissent des déchets que les mouettes viennent piquer au vol. Personne sur le pont. On n’entend que le clapotis de l’eau contre la coque. Sur une corde, des tuniques ouvrent leurs bras humides au ciel pâle. Quelques plantes se réveillent dans les creux, figuiers profonds, roseaux, palmes lentement redressées.
Le temps d’une cigarette et le soleil bouleverse tout. Les blancs s’allument, l’ocre brûle. Des fourmis apparaissent sur la pierre du parapet qui se réchauffe. Odeur d’urine des plantes grasses. Les pêcheurs rentrent, les volets s’ouvrent, la marée s’annonce dans l’embouchure. Les voix décalées de plusieurs muezzins lancent soudain leur filet jusqu’à la mer.
Vincent Jacq, « Vingt-trois moments de l’embouchure » in L’Écume des voyages, La Nouvelle Escampette éditions, 2016, pp. 164-165.
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