« UN MOUVEMENT SANS DÉBUT NI FIN »
Au tout commencement, il y a Mineo. Mineo, un gros bourg paysan de Sicile, proche de l’Etna, dans la région de Catane. C’est là que tout s’origine, dans ce « village solitaire de l’intérieur des terres, retranché sur un haut plateau venteux », « situé à soixante kilomètres de la mer ». Mais, pour Giuseppe Bonaviri, cela a commencé depuis fort longtemps déjà, bien avant que le poète fasse son entrée dans la vie, puis dans l’écriture. Tout était semble-t-il inscrit de longue date dans le voyage astral qui présida à sa naissance, le 11 juillet 1924. Mineo est en effet « l’épicentre » de « l’imagination circulaire » de Giuseppe Bonaviri, celui d’où partent et où se rejoignent récits et poèmes du livre Les Commencements. Mineo, bourg paradoxal, isolé en ses terres et pourtant, depuis sa naissance, lieu de rencontres et de transits : marchands ambulants chevriers poètes marionnettistes forgerons paysans philosophes…. Lieu de brassages de populations de langues et de religions, lieu d’où se mettent en route les émigrants pour se rendre à New York, ou bien, plus avant dans le siècle, en Éthiopie ou en Abyssinie. Lieu des retours aussi. Mais encore nœud de convergence de tous les rituels magiques de l’antique Trinacrie et de toutes les philosophies, depuis le pythagoricien Philolaos de Crotone (Ve siècle av. J.-C.) ou le présocratique Anaxagore de Clazomènes (Ve siècle av. J.-C.). En remontant jusqu’à Hésiode et à ses Théogonies (VIIIe siècle av. J.-C.), ou en passant par Straton de Lampsaque, troisième scholarque du Lycée d’Aristote. Sans oublier les mathématiciens de renom, géomètres, astronomes et ingénieurs, comme Aristarque de Samos et Archimède, auteur de La Sphère et le Cylindre, ouvrage dans lequel il expose sa connaissance de « la science dite éolienne ». Mineo, justement, est ce lieu où s’affrontent tous les vents, tous les zéphyrs, alcyons, tramontanes, vents mauvais, porteurs de « malaria maligne » et de maléfices… Tout converge vers Mineo, espace inexorablement lié, pour Bonaviri et pour nombre de Minéoliens, à une « modalité cyclique de la pensée » et à « la mémoire d’un temps immobile et sphérique » héritée du père de Bonaviri, don Nané. « Tailleur dans la Grand’rue de Mineo », don Nané croyait en l’existence d’un « temps rond, parfait, qui en chacun de ses points vibr[ait] circulairement d’harmonie ». Laquelle, si l’on prend soin d’agencer correctement tous les fils de la toile, entrelaçait « dans la même aiguillée » « artisans, femmes, paysans, animaux et arbrisseaux ».
Dans ce « temps omniprésent » se rejoignent tous les êtres, quelle que soit l’époque où ils ont vécu, tant les femmes de Mineo nourrissant leurs poules en lançant à la volée des « kikkì kikkì » que tous ceux qui, avec l’équipage de Marco Polo, se sont rendus au royaume de Cambaluc.
Il arrive aussi que, lors des séismes qui secouent l’île avec une régularité métronomique, la nature tout entière s’y mette, engloutie dans toutes sortes de tourbillons :
« Autrement dit, tout à coup, la croûte terrestre se recroqueville le long d’une couche géologique, par une surrection d’un effroi incommensurable, en une seule vague, les montagnes, les fleuves, les forêts, les plateaux sont soulevés, tandis que les bâtiments s’effondrent alentour selon un mouvement sphérique. Lors d’un événement de ce type, il [mon oncle Michele] vit un jour des milliers de scarabées verts sortir du coteau de Caratabbìa, et vit, aussi, trembler le soleil dans le grand trou qu’il occupe dans le ciel. Le silence se faisait alors absolu. »
Philippe Di Meo, traducteur émérite de cet ouvrage et auteur par ailleurs d’une brillante postface, attire particulièrement l’attention du lecteur sur le titre original de l’ouvrage : L’incominciamento. Un vocable inusité, emprunté au poète de Recanati, Giacomo Leopardi, et attesté dans Les Petites Œuvres morales. Philippe Di Meo nous renvoie à cette occasion au chapitre XIX de cet ouvrage, « Fragment apocryphe de Straton de Lampsaque » (1825), où il ressort que Leopardi fait sienne la « conception matérialiste de la nature », telle qu’enseignée par Straton. Leopardi écrit en effet :
« De la même façon qu’elles périssent toutes et qu’elles ont une fin, les choses matérielles eurent toutes un commencement. Mais la matière elle-même n’eut commencement aucun, ce qui revient à dire qu’elle existe ab aeterno en vertu de sa propre force. »
Dans la seconde partie des Commencements (« L’abysse et le vent »), Bonaviri se réapproprie cette conception en la faisant sienne à son tour.
De l’italien au français, le titre passe du singulier au pluriel. C’est que le pluriel rend bien compte de la multiplicité des commencements, les uns s’imbriquant dans les autres pour former une succession de cercles concentriques. Pour ce qui concerne la narration proprement dite, s’il y a bien un premier récit, et un ultime récit, on sent bien que Giuseppe Bonaviri aurait pu poursuivre sans fin cette exploration des coutumes populaires, et des hommes qui en sont à la fois les artisans et les spectateurs, sans jamais pour autant s’imposer un fil narratif ou une chronologie obligée des faits.
Au commencement, donc, de ces récits peu ordinaires, il y a le récit d’ouverture intitulé « New York ». À l’autre bout du monde mais en définitive pas si éloigné que cela. Une New York peuplée de Minéoliens, comme le ciel l’est d’étoiles. New York, la ville par excellence de « l’émigration de masse », cette ruée du début du XXe siècle qui vit se disperser le Vieux Monde méditerranéen et le fit basculer précipitamment dans le Nouveau Monde. Accablés par la rudesse d’une vie réduite à une pauvreté extrême et contraints par la nécessité de trouver incessamment du travail, les paysans siciliens (et les Minéoliens parmi eux) se ruèrent sur « l’insondable océan infini » et, ce faisant, précipitèrent leur « univers immuable », soumis aux vents mauvais de mars et à la course cyclique des saisons, elle aussi primitive et immobile, dans le labyrinthe inextricable de la grande métropole. C’est ainsi que la mère de Giuseppe Bonaviri, et avec elle d’autres membres de sa famille, embarqua en décembre 1919 sur l’un de ces navires qui voguaient vers New York où elle vécut quatre années durant. La vie n’était pourtant ni meilleure ni plus facile. Bien au contraire :
« C’est véritablement dans la ténébreuse obscurité de l’esprit que devaient vivre nos pauvres méridionaux émigrés à New York où, autour de 1920, dans la 97e rue, habitaient seulement des Siciliens et des Minéoliens. »
L’argent mis de côté permit toutefois à la mère d’offrir à son fils Giuseppe des études de médecine.
Ce premier récit donne bien la tonalité de l’ensemble des autres récits. Avec ses tragédies et la compagnie des personnages hauts en couleur qui animent les pages qui suivent tout au long de l’ouvrage.
Une seconde vague migratoire eut lieu à Mineo dans les années 1930. Une époque noire, cataclysmique pourrait-on dire. Elle s’annonça pourtant par un semblant de progrès — l’installation de l’électricité ainsi que de l’eau potable —, lequel entraîna dans son sillage une série de catastrophes :
« Mais commença un autre cycle d’émigration, de guerres, de rêves, de violents vents d’automne venus des montagnes, des circuits elliptiques des planètes. Mais, comme toujours, pour chacun, tout se concluait avec le dieu noir de la mort — barque, rame ! rame, obscure — qui, par des chemins invisibles, plongeait tout homme dans le Néant incorporel.) [incipit de « L’abysse et le vent »]
Cette époque noire fut marquée à Mineo par une succession de suicides tous plus terribles les uns que les autres. Suit dans l’ouvrage une surprenante litanie d’effrois :
« …Les poissons cyprinidés ont peur […] les lézards verts ont peur ; ont peur les milans rapaces ou les percnoptères des Madonies […] les oliviers bruissants que massaro Filippo entendait crier. Mais pour le précité paysan, des plus effrayées encore sont les pierres grises, par nature renfermées et timides, lesquelles, lors de semblables séismes, se retirant, laissent s’échapper les lumières stellaires dont elles se nourrissent. »
Sans doute le nouvel ordre social imposé alors, puis les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, furent-ils partiellement à l’origine de ces dérèglements. C’est du moins ce qu’énonce Giuseppe Bonaviri :
« Certes, ainsi que je le disais, la décadence de la vie rurale, harmonieusement réglée par les rythmes de sommeil, de travail, par les explosions périodiques de l’Etna et les marées stellaires — fit s’accroître le nombre des suicides après les années 1950-1955 : dans les campagnes, fermes, bourgs et hauteurs lointaines, parfois situés à plusieurs jours de marche à pied de mon village. »
Le récit de clôture du recueil est quant à lui consacré au « Voyage astral » du père et au dialogue que le défunt entretient avec son fils, depuis les « infinités stellaires » qu’il a désormais rejointes. Quelque part dans la Voie Lactée, « au-delà de la galaxie d’Andromède… ». Une occasion, pour le poète, d’évoquer le rituel funéraire qui permettait jadis d’accompagner chacun à sa dernière demeure. Pour don Nané, tailleur de son état, la tradition voulait qu’il fût enseveli avec des « étoffes rougeâtres piquées de centaines d’aiguilles qui, captant les lumières des étoiles, pouvaient produire un scintillement aveuglant. »
Ainsi « la vision éthiquement cosmologique » de Giuseppe Bonaviri s’accomplit-elle, initiée par le voyage océanique de la mère et s’achevant sur le voyage interstellaire du père.
Entre ces deux pôles trouvent place les autres récits qui sont autant de « vignettes » ou de « panneaux imagés » propres à évoquer la vie et son déroulement. Chaque texte est composé d’une succession de scènes aisément identifiables. Comme sont identifiables les scènes colorées qui animent les charrettes siciliennes ou les cartons des marionnettistes. L’ensemble formant une vaste marqueterie où se rencontrent sur un même plan le microcosme animé des contemporains de Bonaviri, forgerons cueilleurs d’olives lavandières femmes enceintes vieilles femmes acheteurs de cheveux gangsters chanteurs ambulants poètes et rhapsodes…, tout le petit peuple sicilien actif et bienveillant d’artisans et de paysans attachés à leur terre et à leurs us et coutumes, et les héros grandioses de la geste médiévale et mythique des paladins de France, dont tous connaissent les épisodes chevaleresques. C’est toujours à la période de la cueillette des olives, vers la fin du mois d’octobre, que le montreur de marionnettes, don Mariddu, fait son entrée dans Mineo.
« Avec deux chariots, étrangement emplis de hardes et de marionnettes. Certaines d’entre elles avaient, comme Charlemagne, un bouclier d’argent, d’autres portaient une cuirasse de cuir. Harassé par la longueur du chemin parcouru depuis environ vingt ans, de rochers en citadelles et autres bourgs siciliens, le cheval Baiardo le suivait […] ».
L’Opera dei pupi se met en place, auquel Giuseppe Bonaviri participait, enfant, en portant sur ses épaules « les panneaux colorés qu’il fallait afficher par les rues. »
Nombreux sont les originaux, poètes, chanteurs ambulants, rhapsodes, qui colportent avec eux leurs fantaisies et bizarreries. La période du carnaval est idéale pour se lancer sur les chemins charretiers, se rendre à Mineo et réjouir la population friande de curiosités et d’aventures. Chacun apporte dans son bagage un savoir particulier : combinaisons étranges de la nature, fécondations des plantes, périodes propices aux greffes… Chacun dispense ses théories cycliques sur les germinations, sur l’art de combiner vie et mort. Des hybridations de la nature à celles du langage, la différence n’est pas bien grande. Le champion en la matière, un paysan d’origine espagnole, était un polyglotte dont le parler courant résultait d’un savant « mélange d’au moins cent langues siciliennes ». Entre autres fantaisies, il présentait la particularité d’arriver à Mineo « déguisé en Mahomet… ou en Jésus-Christ ».
L’ouvrage de Giuseppe Bonaviri regorge de détails savoureux ou cruels sur « l’épicentre » de Mineo. Mais le regard d’ethnographe de l’écrivain (médecin de son métier, comme l’était Carlo Levi auquel il fait parfois songer) est aussi celui d’un poète. Il faut dire que Bonaviri a été à bonne école puisqu’enfant, déjà, au mois d’août, il avait l’occasion d’entendre les déclamations des poètes venus de tous les horizons de Sicile :
« […] des foules de poètes dialectaux convergeaient à Mineo pour se réunir autour de la pierre de la poésie sur le haut plateau caillouteux de Camuti : le poète Paolo Maura, mort à Mineo en 1711, se bâtit une maisonnette tout près de là, dit-on.
Il semblait que se renouvelât le mythe des religions du sous-sol, comme en Grèce, à Delphes, ou à Dodone, toute bruissante de chênes. »
Pour Giuseppe Bonaviri, la poésie est un état d’esprit, présent en lui de longue date. Néanmoins, s’il est poète, il n’appartient à aucune école, et sa démarche comme ses intuitions ne relèvent d’aucun engagement particulier. Le poète est d’autant plus atypique que sa recherche en poésie est indissociable de celle qui motive son écriture narrative. Avec Les Commencements, l’écrivain parvient à concilier les inconciliables. Textes narratifs en prose (et quelle prose !) et poèmes. Conjointement ou simultanément. Chaque récit en prose est en effet suivi d’un poème qui lui fait écho, tant dans la thématique que dans le narré de certaines vignettes. Sans pour autant qu’il y ait la moindre redondance. Et c’est sans doute dans la coexistence et la concomitance de ces deux spécificités que se trouve la plus grande originalité de cet ouvrage. Peut-être même dans l’interlignage silencieux qui sépare une forme textuelle de l’autre. Et dans la tension qui les tient à distance tout en les rapprochant.
À première lecture, les poèmes peuvent surprendre, voire dérouter. Le lecteur d’aujourd’hui, habitué aux spécificités de la poésie contemporaine et à sa diversité, se trouve désarçonné par une poésie qui ne répond à aucune définition et ne correspond à aucune des sensibilités qui sont les nôtres. Pourtant, au fil de la lecture, alternée ou non d’un texte à l’autre, l’œil prend ses marques, repère les thématiques communes, s’exerce à étudier ce qui est repris ou au contraire délaissé. Un peu comme dans les planches de dessins humoristiques, avec leurs variantes disséminées sur la page, et que le lecteur s’amuse à découvrir. Sous des thématiques semblables se retrouvent une même atmosphère, les mêmes détails, une même philosophie. Les mondes se juxtaposent, qui mêlent hommes et époques. Celui, par exemple, des gangsters de New York et celui d’Hésiode ; celui du meurtre d’un jeune Sicilien dans la 97e rue et celui des femmes en deuil déambulant au son d’un tambour — celui du « Cubain Amstrong, au coin de la 97e rue avec sa trompette ». La fusion des mondes se joue particulièrement dans la cinquième strophe du poème :
« Légère, la cithare d’Hésiode, tonitruante
la trompette
d’Amstrong sur des eaux fluviales
reflétant ossements et gratte-ciel.
"Il y eut d’abord les ténèbres
d’où naquirent stryges et dieux,
dans ta main brune fermée tu as
des compañeros muertos qui callan". »
De très haute volée, ce livre admirable, loin de nous tenir à distance des préoccupations d’aujourd’hui, tout au contraire nous en rapproche. La petite ville de Mineo n’est-elle pas aujourd’hui un important centre d’accueil de migrants, pour la plupart d’origine subsaharienne ? Ainsi s’établit-il un lien étroit entre la Mineo d’aujourd’hui et celle d’hier. Un lien qui passe par les mouvements en spirales — inversés — des flux migratoires. La vision de Giuseppe Bonaviri semble de ce fait confirmée par ce constat qui unit passé et présent en « un mouvement sans début ni fin. »
« Nous pourrions ainsi définir la culture des jeunes gens du sud d’autrefois non comme linéairement homogène, mais circulaire dans la mesure où, aucun point de cette connaissance n’étant privilégié, elle peut contenir en puissance tous les autres points. »
Mais c’est dans « les vacuités des cercles planétaires », entre les espaces interstitiels prose/poésie et la dynamique que ceux-ci engendrent, que se joue la luxuriance des mondes et des êtres qui l’habitent.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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