éditions des Vanneaux, Collection l’Ombellie, 2018.
Lecture d’Angèle Paoli
La Chope formidable, 22 quai National, Puteaux Photo de première de couverture du Graillon (Ph. D.R. archives personnelles de Guillaume Déloire) FACE À L’ABSTRACTION Feuillets de vie soustraits à l’effacement d’un monde, journal rédigé sur un coin de table de bistrot, pages écrites à la volée dans les journées ponctuées de haltes quotidiennes répétitives, Le Graillon est tout cela mais bien plus encore. Sous-titré « poésie ouvrière » par l’auteur de l’ouvrage, le projet d’écriture — et de mémoire — de Guillaume Déloire se lit d’une traite, d’un seul tenant, dans l’enthousiasme de la découverte d’un temps et d’un espace autres. D’une poésie autre. Un autre monde fait irruption dans ma vie de lectrice insulaire, à bord d’une « Fiat 126 pétaradante », conduite par un jeune homme enthousiaste, passionné de photographie et de « poésie pauvre ». Dans la première partie du livre, intitulée « Fiat Lux », l’aventure poétique et humaine de Guillaume Déloire s’ouvre en mars 2011, avec deux poèmes préliminaires, mais ne commence en réalité qu’en novembre 2014, pour se poursuivre jusqu’en décembre 2015. Chaque poème est annoncé par un titre. Lequel reprend une idée, une expression, un vers du poème. Chaque poème est daté et comporte la mention de son lieu d’écriture. Précédant la seconde partie « Facta est lux », six pages hors-texte de photos prises par l’auteur. On y retrouve les lieux qu’affectionne le poète — sans que soit oubliée la Fiat 126 indissociable de son propriétaire et complice de ses virées — et les personnes qui les occupent. Areski Ghanem, « patron » du Café Europa ; Joaquim Patricio et Ana da Glória (qui écrit des poèmes, dont plusieurs sont insérés au fil du texte des deux parties, traduits du portugais par Loïs Ramos), qui se partagent le Café Portugal, 23, rue Arsène Houssaye ; Madjid Achourane, patron du Café de l’Avenue, 99, avenue Marcel Paul ; Moma Paunovic, patron de La Gondole, ancienne église transformée en café-restaurant, 42, avenue Louis Roche ; et Moha le ferrailleur ; un ancien ouvrier de chez Thomson, rue du Fossé Blanc ; le Rrom, avenue Louis Roche ; Timzguida, rue Arsène Houssaye, Nikola Svitlic, rue Louis Roche. Après le cahier hors-texte de photos, le voyage se poursuit encore, de janvier à août 2016. Cette seconde partie, « Facta est lux », s’ouvre sur un poème interrogatif de quelques lignes (« de sa vie un poème ») : « comment faire de sa vie un poème comment faire d’un poème sa vie Déjeuner au Café Portugal. Le petit monsieur est toujours à l’hôpital. Ma mère l’est aussi. Sous morphine. Les hanches. 04.01.16 - Café Portugal » Elle se clôt sur une page-photo où l’on voit un émouvant face-à-face. Celui de Madeleine en dialogue avec Carmen, son arrière-petite-fille. La mort de la grand-mère du poète signe la fin du projet, son dénouement. Les deux événements coïncident qui marquent l’effondrement de tout un pan de vie. Et laissent le poète anéanti, au bord du gouffre : « Je suis dévasté, je ne peux pas être à mon travail, les choses m’échappent, je pers contrôle, un trésor va s’enfouir à des centaines de kilomètres de moi. » « Poésie pauvre » ? L’expression surprend parce qu’inusitée dans le domaine de la poésie. Il y a bien, dans le domaine artistique contemporain, l’arte povera italien, manifeste politico-social apparu sur la scène internationale dans les années 1960. Guillaume Déloire, lui, jeune fonctionnaire qui s’en veut d’avoir échoué au concours qui lui aurait permis d’offrir davantage d’aisance à sa petite famille, s’invente délibérément en poète pauvre. La poésie qu’il admire est celle de Richard Brautigan dans le Journal japonais, que Déloire tient pour un « summum de poésie simple, nue, sans manières. » Poésie pauvre, poésie simple. Telle est la ligne directrice que défend le poète dans son ouvrage. Poésie en prise directe avec sa passion de la « zone », de son langage et de ses signes, la poésie de Guillaume Déloire rend compte de ses habitudes et de ses préoccupations, de ses désirs. Du désir fiévreux qui le pousse à donner corps à son projet d’écriture. Un projet fragile qui pourrait s’effondrer d’un instant à l’autre. Mais qui lui tient au corps et au cœur : « manger ouvrier » / « restos… ouvriers » / écrire ouvrier. La langue qui est celle de Guillaume Déloire est une langue volontiers parlée, prompte à s’attacher aux mots des autres et à les faire siens, à leur histoire et à leur idiome propre. Derrière cette pauvreté, revendiquée comme un trésor, c’est toute une philosophie de l’accueil et de la générosité qui se dégage. Poésie spontanée, détachée de toute ambition de style, la poésie de Guillaume Déloire est directe, sans chiqué. Prosaïque plutôt, non seulement parce qu’elle adopte le rythme de la prose, son déroulé narratif, mais parce qu’elle est ancrée dans la langue quotidienne de gens modestes. Héritier d’une famille d’ouvriers, le poète aime partager son temps libre dans le quartier qu’il affectionne, avec les habitués des cafés qu’il fréquente et où il lui arrive de venir « grailler » avec son ami peintre, Cyrille Brégère. À l’affût du détail qui le bouleverse, détail futile le plus souvent, comme ce carrelage de bistrot qu’il voudrait prendre en photo, le poète note au jour le jour ce qui fait le sel de sa vie, non sans jouer sur les mots, non sans un certain humour : « bâbord on mange le couscous royal tribord des tripes » ou encore : « la carte propose des vins arabes le chef demande si j’ai aimé ses tripes et me ramène du rab » ou bien « les jeunes déjeunent les vieux dévieillissent » Parfois la plume s’envole vers des notations subtiles : « chaque visage recèle une histoire qui s’épuise chaque histoire une âme qu’on épouse avant qu’elle ne s’évanouisse » Passionné de rencontres, de liens fondés sur l’écoute, l’amitié et le partage, Guillaume Déloire sillonne « la zone », ses friches ses terrains vagues ses grilles et ses murs, dans l’espoir d’arracher un instant d’éternité au passé disparu ; ou à un avenir incertain, sur le point d’être anéanti à son tour avant qu’il laisse place à l’oubli. « La zone » qu’affectionne le poète vagabond a pour nom Gennevilliers. Son port ses docks ses maisons de briques livrées à la démolition recèlent des trésors. À la fois objets de la quête et butin du poète. Aimanté par les rues de la ville, Guillaume Déloire photographie ferrailleurs et ouvriers, émigrés, apatrides, Rroms et maghrébins, portugais et serbes. « Poésie ouvrière, la classe » — elle aussi menacée, au même titre que les usines où tous travaillaient jadis, et dont il ne subsiste que ruines. Écrire /Photographier. Les deux activités vont de pair. Pour témoigner d’une France que tous aimaient, et qui a sombré. Où ? Comment ? Depuis combien de temps ? En matière de photographie, l’artiste qui retient l’attention du jeune poète est le peintre Jürg Kreienbühl, « l’une des références esthétiques majeures pour mon projet », écrit-il. Jürg Kreienbühl (1932-2007), Le Coup de rouge, 1965 Source Ainsi exulte le poète lorsqu’il prend en photo le Rrom qui vient d’être délogé de son squat : « Je le photographie, avec son outil de travail à la main : sa pancarte de mendiant. Il se laisse faire, il veut bien être mon modèle pour ce court moment, je le photographie à différents endroits de la friche, ça y est, je suis dans une toile de Kreienbühl, avec un sujet misérable et des couleurs magnifiques, je le photographie dans la pièce qui est sa chambre, sur son lit, puis avec sa famille, ces gens n’ont rien et ils l’offrent à ma vue. » (12.05.15 - Dans la Fiat, p. 100) Tout le projet de Guillaume Déloire est là, contenu dans ces lignes où se lit aussi l’authenticité de son émotion. L’auteur de ce voyage poétique peu ordinaire n’en revient pas de la ferveur qui l’étreint, jour après jour ; celle qui le pousse dans ce projet ouvrier qui le taraude : écrire ce livre qui l’habite autant qu’il l’habite. Le conduire jusqu’à son terme. Jusqu’à « la dernière feuille blanche ». Dans la peur tenace d’une page qui se tourne. Happé de manière irrépressible par la zone de Gennevilliers qui vit au ralenti, dans une sorte de bonhomie bienveillante, accueillante et conviviale où se retrouvent les habitués du petit salé aux lentilles ou du foie de veau persillade, autour d’une bière ou d’un verre de Boulaouane, Guillaume Déloire découvre un jour, tardivement, le pourquoi de cette aimantation qui a occupé sa vie son temps ses loisirs deux années durant. Une révélation qui lui vient de Madeleine, sa grand-mère, évoquant pour lui le bistrot que tenaient sur le quai National à Puteaux ses arrière-grands-parents, La Chope formidable : « Je connaissais évidemment cette page de notre histoire familiale, mais c’est à cet instant comme une révélation, une évidence, mon obsession depuis bientôt 2 ans pour cette zone industrielle qui tombe en désuétude, avec ses quelques restos ouvriers et ses ouvriers de plus en plus rares, mais toujours présents, bon sang mais c’est bien sûr, ça vient de là, et c’est presque inconsciemment que j’ai remonté jusqu’à l’origine, que j’ai remonté l’avenue comme on remonte le temps, je n’ai fait que clamer l’appartenance à une région, une région sans drapeau, rouge, ouvrière, ici quai National il ne reste plus trace du passé, de ce qui s’est passé, plus de Chope formidable, mais je sais qu’il existe, on me les a déjà montrées, deux-trois précieuses photos de la Chope formidable, avec mes aïeuls qui posent devant, il me faut absolument remettre la main dessus. 17.04.16 — Chez moi » L’aventure du livre prend fin avec la mort annoncée de Madeleine et le désespoir du poète. « Je suis dans une impasse, qui n’a pas encore de nom et donne au bout de la rue des Cabœufs, sur l’immense terrain vague duquel émergent des structures métallisées qui préfigurent à quoi ressemblera peut-être cette zone dans quelques années, des entreprises sans ouvriers, mais pour l’heure on peut encore voir l’horizon, c’est sûrement pour ça que j’ai choisi instinctivement de me poster à cet endroit pour recevoir ce coup de fil décisif qui menace d’amputer ma vie d’une force d’amour, de rituels précieux, si les nouvelles sont mauvaises et m’étriquent, au moins je vois loin […] Je suis face à l’abstraction, je dois trouver une parade alors je roule dans les mêmes rues désertes, Le Viking, Le Père tout va bien, tous les cafés sont fermés, je roule dans l’abstraction […] je suis dévasté. » |
GUILLAUME DÉLOIRE ■ Voir aussi ▼ → (sur le site du Parisien) une lecture du Graillon par Olivier Bureau → le site des éditions des Vanneaux |
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