[ÉCRIRE N’A PAS D’OBJET]
Écrire n’a pas d’objet.
À la question : « qu’est-ce que vous écrivez ? », on ne sait pas répondre. On répond n’importe quoi, et on pourrait répondre : « n’importe quoi ». Il n’importe le quoi d’Écrire, qui n’a pas d’objet identifié à saisir pour se compléter : il secrète son monde, qui n’existe pas avant. Écrire n’est pas intransitif mais ce à quoi il permet la traversée n’est pas déjà répertorié. N’est pas un objet — même inédit. C’est un accès de vie, en langue, qui file entre les doigts de qui veut le rapporter — le rapporter aux lieux connus du stockage : thème, genre, sujet, histoire.
Écrire n’a pas (besoin) de moi.
Il passe par moi pour me déloger. Pousse-toi de là que je m’y mette.
Ou peut-être est-ce quand on a déjà fait de la place qu’il se pointe. Par exemple, sous irruption de l’Émotion, ça déménage. Et dans ce tremblement de force majeure, les couches superficielles se fissurent, s’ouvrent des crevasses, ou un puits, un tunnel de taupe (on s’est retrouvé cul par-dessus tête sur la motte soulevée), par où guette Écrire qui n’apparaît qu’avec l’exercice du plus singulier, du rigoureusement subjectif — ceux du sujet, de solitude, qui échappe lorsque j’écris avec moi.
Écrire cherche à me traverser d’une puissance — « la puissance d’un impersonnel qui n’est nullement une généralité, mais une singularité au plus haut point », comme l’écrit Gilles Deleuze. Aussi, moi délogé (il est là, à côté), je peux dire on. On peut aussi dire je, qui n’est plus la parole de l’individu repérable, il est, par exemple, la voix d’une « disposition subjective infiniment secrète » — c’est encore Gilles Deleuze qui l’écrit.
(Écrire est moqueur. Se moque des livres écrits avec un moi confortablement logé, bien meublé, accueillant et séduisant, ayant à sa disposition toutes sortes de ressources, culture, habileté, expérience technique, idées, musicalité, ou tout autre capable de composer un livre à son tour bien logeable. Si Écrire passe devant, il regarde son costume et rit.)
Christiane Veschambre, 'Écrire' Un caractère, Éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 2018, pp. 22-23-24.
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